Les jours passaient et se ressemblaient tous. Ma peur avait fini par s’estomper, j’étais maintenant capable de sortir de chez moi et de me promener dans les rues de la ville sans constamment regarder par dessus mon épaule. Je n’avais pas revu les Turks depuis cette seule et unique fois où ils s’étaient imposés chez moi. J’imaginais assez facilement qu’une fois de plus ils s’étaient trompés, qu’ils ne repasseraient finalement pas.
Sadie continuait ses aller et venues chez moi. Avec le temps, j’aurais pu penser qu’elle se décoincerait peut-être, mais il n’en était rien. Elle était toujours aussi stricte, même s’il lui arrivait de sourire de plus en plus souvent. J’aimais ses visites, elles me permettaient de penser à autre chose. C’était sans doute idiot, mais mes journées s’égayaient lorsqu’elle passait me voir. Nous ne discutions toujours pas de choses très intéressantes, mais nous nous tenions mutuellement compagnie. C’était le contrat, je ne me faisais pas d’illusions. Le jour où elle trouverait un véritable ami, je ne la verrais sans doute plus.
La nuit venait de tomber, de plus en plus tard d’ailleurs. Je la prenais toujours comme point de repère quant à l’heure à laquelle je devais quitter la rédaction. Mon sac accroché sur mon épaule, je marchais pour rentrer jusqu’à chez moi. Je n’avais croisé personne ou presque, ce qui n’était pas pour me déplaire. Je finis par arriver dans ma cour, me disant que peut-être Sadie m’y attendrait, mais il n’en était rien. Je passais la porte d’entrée, la verrouillais derrière moi, et posais mon sac sur la table de la cuisine. J’ouvris l’un des placards, pris l’un de ces pots de nouilles instantanées et le remplis d’eau jusqu’à la limite indiquée. Je le mis dans le micro ondes et ne le récupérai que lorsqu’il sonna.
Je rejoignis le salon, juste à côté, m’assis dans le canapé et commençais à manger à l’aide d’une fourchette. J’allumais la télé et jetais un oeil aux dernières actualités. Il n’y avait rien d’intéressant alors, je décidais de la laisser en fond et de continuer ma lecture du moment. Je posais mon plat vide sur la table basse et récupérais mon livre posé à l’étage inférieur de celle-ci. Puis, je m’allongeais et l’ouvris, prêt à me plonger dans sa lecture.
La bibliothèque de ma mère était fournie. L’on pouvait compter deux meubles complets. Elle les avait soigneusement rangés de façon à ce que les étagères soient harmonieuses, notamment au sujet de la taille des livres. C’était quelque chose sur lequel elle était à cheval. Rien ne dépassait, rien ne devait dépasser. Elle n’était pas sévère avec ça, se contentant de repasser derrière moi lorsqu’enfant, je venais à ne pas remettre les choses exactement à leur place.
Ce livre que je lisais me plaisait beaucoup. Il était de ceux dont on adorait détester le personnage principal. Je suivais les aventures d’une troupes de soldats en pleine guerre, perdus sur le champ de bataille. Ils avaient été envoyés par leur état-major pour libérer un village et s’étaient retrouvés parachutés à une cinquantaine de kilomètres de leur objectif. Avec tout leur attirail, ils devaient se frayer un chemin à travers les lignes ennemies, à travers la végétation qui, selon l’auteur, était tout sauf leur alliée, et surtout sous les ordres d’un chef de section antipathique.
L’escouade comportait cinq hommes, dont le sergent qui les dirigeait. J’avouais me plaire à le détester. Il était constamment sur le dos de ses hommes qui pourtant faisaient de leur mieux. Tous ne rêvaient que d’une chose : rentrer chez eux et retrouver leur famille. Ils donnaient de leur personne, en fait tout ce qu’ils avaient à donner, pour la réussite de cette mission, mais ne récoltaient que des reproches et des menaces de la part de leur supérieur.
Je souhaitais qu’il meure, je tournais chaque page avec l’espoir qu’il reçoive une balle perdue, qu’un serpent le morde ou qu’en sais-je et puis… Comme si Etro existait et qu’elle avait décidé de m’accorder ce court instant de satisfaction, il finit par mourir.
Alors qu’ils traversaient ce que je devinais être un hybride entre une mangrove et une plaine, le sergent s’arrêta tout à coup. Lui qui ouvrait la marche, il se retourna vers son escouade la mine déconfite, prenant soin de garder son pied, fixe, au sol. Ses hommes s’étaient arrêtés eux aussi. Contre toute attente, il commença à leur sortir un discours aussi larmoyant que convaincant. Il venait de marcher sur une mine, laquelle exploserait dès lors qu’il tenterait de s’échapper. Il convainc ses hommes de s’éloigner, de le laisser et, une fois qu’il furent assez loin, accepta son sort.
Je fermais le livre et le posais sur la table. Je me redressais et joignis mes mains sur lesquelles je vins poser mon menton. Mon regard se tourna vers ce téléphone fixe, accroché au mur et qui n’avait pas sonné depuis une éternité. Le passage que je venais de lire venait de littéralement me retourner le cerveau.
Mon père était un soldat. Il avait été envoyé en mission quelques mois avant ma naissance. Je ne l’avais jamais connu puisqu’il était mort au cours de cette mission. Quelle était la raison de sa mort ? La même que celle du personnage de ce livre que je regardais maintenant avec, peut-être de l’effroi mais surtout du dégoût.
Je connaissais ce livre, il était un des préférés de ma mère. A de nombreuses reprises je l’avais vue le lire et le relire. Elle me disait que ce livre était absolument génial, qu’il évoquait des choses essentielles, telles que la camaraderie, l’abnégation, le sens du devoir et…
Est-ce qu’il était possible qu’elle m’ait menti tout ce temps ? Que devais-je en déduire ? Je laissais échapper un faux rire entre mes lèvres. J’aurais bien aimé lui poser mes questions, mais pour ça, il aurait fallu que je sache où elle se trouve. Je finis par me laisser tomber en arrière, dans le fond du dossier, échappant un long soupir.
Depuis qu’elle était partie, j’avais cette désagréable sensation que des pans entiers de mon histoire, de qui j’étais, de ce sur quoi je m’étais construit s’envolaient au jour le jour. Ma mère… je parvenais difficilement à me rappeler le son de sa voix. Quant à mon père, je venais de le perdre une fois de plus au détour d’une simple lecture.
Tout s’emmêlait dans ma tête, j’en venais à remettre en question la moindre chose que ma mère ait pu me dire. J’allais même jusqu’à douter de sa sincérité lorsqu’elle me dit qu’elle m’appellerait. Peut-être avais-je tout simplement été laissé derrière, peut-être même était-elle morte ou n’avait jamais songé à venir me chercher, me contacter.
Je serrai le poing, aussi fort qu’il m’était possible, allant jusqu’à craquer les os de ma main. Je finis par me lever et me diriger vers le réfrigérateur dans le but d’en inspecter le bac à légumes. J’en sortis une bière, rescapée de l’un des passages de Sadie et la décapsulais avant de tenter de la boire d’une traite. Evidemment, je m’arrêtais bien vide, ma gorge ne le supportant pas et me laissais glisser, le dos contre la porte du réfrigérateur. Je restais là, me forçant à prendre une gorgée l’une après l’autre, fixant le parquet le regard vide.
Je fouillais dans ma poche pour trouver mon gummiphone, j’ouvris la liste de mes contacts et envoyai un message à Sadie, lui demandant de venir.