J’avais avancé sur les travaux. J’avais réussi à livrer mon article - misérable - sur la Ville de Traverse. Les Turks ne m’avaient pas de nouveau rendu visite. Je commençais à décompresser un petit peu. Je me rappelais de ces fois où il m’arrivait de me plaindre de la monotonie, où j’étais là à rêver qu’il se passe quelque chose dans ma vie. Quel idiot avait fait-je. J’avais fini par avoir ces petites bousculades tant désirées, et j’en étais venu à le regretter.
Il m’était arrivé, oui, de repenser à ma bienfaitrice de l’autre soir. Sadie. Je n’avais pas vraiment pu la remercier. Je lui devais quand même l’intégrité de ma bourse, et… de façon plus large, de celle de toutes mes affaires. Elle m’était apparue comme un ange au clair de lune, elle m’avait sauvé et avait disparu aussi vite qu’elle n’était arrivée dans ma vie. Aurais-je dû me montrer plus amical en sa compagnie ? Avais-je seulement été amical tout court ?
Je soupirais assis sur la chaise de la table de ce que l’on appelait communément une cuisine. En réalité, ce n’était qu’un coin aménagé autour de l’évier qui était déjà présent lorsque nous avions emménagé il y a longtemps. A cet évier nous avions rajouté des plaques de cuisson bon marché, qui semblaient tenir encore le choc et ce réfrigérateur que j’avais toujours connu. Il était décoré de magnets en tout genres, d’ailleurs petite fierté personnelle : j’avais réussi à reconstruire une carte complète, et d’une photo de ma mère et moi, que je voyais mais ne regardais plus.
Par moments, je tentais d’au moins me remémorer son visage. La pénombre… Le peu de lumière offert péniblement par les lampadaires de la ville… Tout cela réuni faisait que le souvenir de son visage se brouillait dans mon esprit, s’il avait seulement été clair un jour. Le temps emportait tout de toutes façons. Peut-être même m’étais-je laissé allé à l’indiscrétion et l’avais-je cherché sur gumminow, sans résultat.
L’on frappa à ma porte. Ce ne pouvait pas être les Turks de toutes façons. Alors je me levais et me trainais péniblement jusqu’à la porte que j’ouvris. Je n’attendais rien de cette visite, tout au plus aurait-ce été un gamin du voisinage à la recherche de dons pour son voyage scolaire auquel je n’aurais su dire non. Cependant, je sentis mon expression changer de manière incontrôlée à la vue de ce visage qui était sur le pas de ma porte. Si je l’avais oublié, je venais de m’en rappeler instantanément.
Sadie ?
Ouais, c’est moi. Je peux entrer ? J’ai pris des bières.
Elle ne me laissa pas le temps de l’inviter à l’intérieur, elle avança d’un pas et profita de l’ouverture entre la porte et moi pour passer. Sans que je ne puisse réagir, elle était déjà dans ma cuisine, posant son butin sur la table.
Euh… Tu peux entrer, oui.
Elle souffla du nez avant de déchirer le carton et d’en sortir les bières qu’elle ne tarda pas à ranger dans mon frigo. Elle en laissa deux sur la table, sortit un briquet de sa poche et les ouvrit avant de m’en tendre une. Elle ne souriait pas.
Evan ? C’est pour toi hein.
Je ne buvais pas, mais je n’avais pas le choix que d’accepter vraisemblablement. Peut-être était-ce par peur de la voir repartir prématurément. Je m’en saisis et nous entrechoquâmes nos bouteilles, elle en but une gorgée avant de la reposer sur la table.
Pas que ça m’ennuie, bien du contraire mais… qu’est-ce que tu fais ici ?
Je suis venu voir si t’allais mieux, dit-elle en se dirigeant vers le salon où elle s’assit sur le canapé. Je la suivis, cette scène était quand même surréaliste.
Eh bien… ça…va.
Cool.
Je ne comprenais pas. J’avais l’impression de la déranger… mais elle était venue d’elle même, non ? Elle continuait de boire sa bière, au moins elle se tenait correctement sur le canapé.
Ton article, ça a été ?
Comme prévu, je me suis fait engueuler pour le retard, plaisantai-je. Je m’en doutais un peu, j’ai expliqué cette histoire à mon boss, mais il n’a rien voulu savoir.
Le patron de l’éclaireur c’est ça hein ? J’en ai entendu parler, c’est un connard.
Prenant mon courage à deux mains, je vins m’asseoir à côté d’elle, à demi tourné dans sa direction.
Je ne dis rien mais n’en pense pas moins. Et toi ? Qu’est-ce que… tu racontes de beau ?
Je devais rapidement gagner quelques points en confiance en moi si je voulais survivre à cette discussion. Elle tourna la tête dans ma direction, cessant quelques secondes d’observer mon appartement sous tout les angles avant de me répondre.
Je sors juste de cours, j’suis à l’Académie.
Ah cool, et tu étudies…
Bah… elle me laissait pas finir ma phrase ? Elle suivait un script ou quoi ? T’as eu un aperçu de ce à quoi on me forme l’autre jour, je crois.
Donc… étudiante en « trucs pour se battre », j’imagine.
Et tu t’es directement dit que t’allais venir me voir ? C’est sympa, mais il ne fallait pas. Je vais bien, et…
Non, ça c’est ce que t’es censé dire SI tu veux qu’elle se barre au plus vite.
Merci pour l’autre soir.
Je t’ai dit, c’est rien. Ça m’a fait plaisir en plus, alors comme ça.
Sa bière se vidait beaucoup plus vite que la mienne. A vrai dire je n’y avais pas touché depuis que nous avions trinqué. Je la posais sur ce qui me servait de table basse de fortune, avec un peu de chance elle ne remarquerait pas que je n’y touchais pas. Elle resta silencieuse quelques minutes reprenant son observation.
Donc c’est là que t’habites ? C’est pas nul hein, c’est toujours mieux que ma chambre a l’Académie. Enfin, c’est plus grand quoi. Mais j’aurais pensé qu’un reporter gagnerait plus.
Juste de quoi payer mon loyer, et de quoi manger jusqu’à la fin du mois. L’éclaireur paye bien quand t’es une star, que tu présentes le Breaking news ou que t’es la miss météo. Les petits rédacteurs… c’est autre chose.
Pourquoi t’évolues pas alors ?
Et me retrouver à bégayer en direct devant des millions de téléspectateurs ? Quelle bonne idée, tiens.
Ouais, t’as raison. C’était plus histoire de ne pas nous engager sur ce sujet. La discussion continua de la même manière pendant peut-être encore une vingtaine de minutes. Une question courte, proche du sans intérêt, et une réponse de sa part ou de la mienne au moins aussi courte que la question.
Tu me trouves bizarre. Je t’emmerde ?
Plutôt direct, je me frottais l’arrière de la tête. Voilà une question à laquelle il m’était difficile de répondre, d’autant plus que je ne disposais pas de tout le temps du monde. Savoir si sa présence me dérangeait ? J’aurais répondu que non. Aussi bizarre soit-elle, je n’avais pas souvent l’occasion de discuter avec beaucoup de monde. De brefs échanges au magasin, avec l’un ou l’autre employé oui, mais … Non, c’était plus la situation qui me dérangeait. Cette atmosphère étrange qui planait depuis qu’elle était entrée. C’était ça : nous n’arrivions pas à briser la glace.
Non, non. Je te l’ai dit, je suis content de te voir. Je te trouve pas bizarre, c’est juste que je n’aurais pas pensé te revoir, en fait.
Ouais.
Elle prit une pause, peut-être de quelques secondes.
Ecoute, je vais être claire avec toi…
J’eus comme un sursaut au plus profond de moi. Ce genre de vague de conscience qui survient tout à coup.
L’Académie, j’aime bien. Mais je m’y fais chier. Je pensais pas revenir te voir en fait, pour être honnête. Pour moi, t’étais un peu une victime comme parmi tant d’autres au Jardin Radieux. Je t’ai filé un coup de main, j’ai fait ma B-A et voilà.
Mais ?
Elle se mordit la lèvre inférieure, mais pas du genre de la séduction. Il y avait quelque chose qui n’arrivait pas à sortir. Elle ferma ses yeux noisette quelques instants et baissa enfin sa capuche qui recouvrait la casquette qu’elle avait de vissée sur le crâne.
T’es relou. J’ai pas de potes à l’académie, j’suis tout le temps toute seule et désolée, mais tu m’avais l’air d’être dans le même cas alors… J’me suis dit qu’on pourrait p’tête apprendre à se connaître et …
Ça avait l’air déjà assez difficile comme ça pour elle de sortir ce qu’elle avait sur le coeur. Je fus presque attendri. Dans tout les cas, je l’aidai en ne la laissant pas terminer sa phrase.
Ça va, je suis d’accord, dis-je forçant un sourire, quand même un peu vexé de l’image qu’elle avait eue de moi, et ce même si elle était plutôt exacte. C’est peut-être la façon la plus bizarre de commencer les choses mais, ok soyons amis.
Elle sourit, sincèrement. Ses yeux s’étaient illuminés, faiblement tout de même, d’une lueur qui me rassurait quant à ma réponse. Elle se leva et alla chercher deux autres bières dans le frigo. Elle les ouvrit de la même façon que précédemment avant de venir se rasseoir.
Fraîches, ce sera mieux !
Elle semblait déjà un peu plus relâchée. Je devinais que c’était la raison de sa visite qui la rendait si étrange.
Hé mais… T’as pas fini la tienne ! Allez ! Si elles s’éventent, ce sera dégueu.
Je laissais échapper un rire, malgré mon aversion pour la bière. Je me saisis de la petite bouteille et en bus tout le contenu.
Voilà ! Allez.
Elle me tendit sa bière, réitérant le rituel de tout à l’heure. Le verre s’entrechoqua, et je repris une gorgée. Je trouverais bien le moment pour lui dire que je n’aime pas ça avant qu’elle n’aille m’en chercher une troisième.