« Êtes-vous sûres de vouloir pénétrer dans cet endroit ? Il n’y aura peut-être pas d’échappatoire. »
La voix impassible de Jiahao ne nous rassure pas vraiment. Il essaye certainement de nous dissuader, mais Xinya et moi sommes formelles. Nous devons enquêter et déterrer les secrets laissés par les prêtres taoïstes d’autrefois.
Au cœur du sud de la Chine, là où la forêt laisse place à la jungle, il existe un ancien temple du Tao. Il était habité par des fidèles qui vivaient en autarcie, coupés du monde. Si loin et si isolés qu’ils ont fini par être oubliés il y a de cela plusieurs générations.
Pourtant, ils entretenaient une correspondance avec certains autres temples, notamment ceux de Chengdu et du Mont Qing Cheng. En partant de ces vieilles lettres parfois illisibles, nous avons recueilli des informations, partielles. Les prêtres, dont le père de Xinya, ont brûlé certains textes qu’ils ont estimé être « totalement fous » et « trop dangereux pour être conservés ».
Il n’y a plus de nouvelles depuis longtemps, des siècles même, le temple est devenu silencieux. Ses habitants sont partis, ou sont morts : soit de vieillesse, soit de maladie, soit… Autre chose. Xinya nous a partagé ses premières avancées. Tous les trois, nous quittons la civilisation à la recherche de ces savoirs anciens qui n’ont pas encore été révélé à tous.
Nous avons pris mon vaisseau et sommes partis dans les profondeurs de la jungle. Au bout du territoire de l’Empire. Nous avons atterri à la tombée de la nuit. La jungle est trop dense, il va falloir continuer à pieds. Une prudence constante est de mise pour survivre.
Les courriers que Xinya a récupéré font état de « recherches spirituelles avancées » pour la sauvegarde de l’âme. Les prêtres ont cherché à revendiquer l’immortalité, ultime et véritable quête de tout taoïste, par des moyens peu communs. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir s’ils ont compilé toutes ces informations… Et les récupérer pour nos propres études.
Le temple a sombré dans l’oubli, si bien que nous ignorons même son nom. Seule la localisation a été possible grâce au témoignage du père de Xinya et les courriers conservés dans les archives du Temple de la Chèvre à Chengdu. Nous avons pris le nécessaire : du matériel pour nous aventurer dans cette région, de la nourriture en petite quantité et des armes.
Même si l’endroit est supposément abandonné depuis longtemps… Il y a peut-être des animaux sauvages. De plus, le contenu des lettres laisse penser qu’ils étaient tous versés dans des arts magiques et dans l’alchimie. Ayant une petite expérience dans la matière, je m’attends à éventuellement trouver des pièges ou des créations qui n’auraient pas dépéri avec les années.
Nous sommes donc inquiets tout autant qu’excités de découvrir les lieux.
« Nos recherches sont bien trop importantes pour nous arrêter en si bon chemin. Avançons avec prudence et tout devrait bien se passer. » répond Xinya.
Jiahao regarde un instant dans ma direction. Il sait que je suis d’accord avec elle, même si Xinya est certainement la plus entreprenante et motivée de nous trois. Elle a monnayé le soutien de la communauté taoïste du Sichuan lors de mon plan pour prendre le contrôle de la région en échange de mon aide et assistance. Soutien sans cesse renouvelé depuis pour notre cause. En sachant que je bénéficie aussi des avancées que nous faisons. Le directeur de l’Yishu Gong lui, le fait par dévotion pour le Tao. Même si je crois qu’il a d’autres motivations derrière la tête. Pas de malfaisantes, de ce que je pense savoir en tout cas.
Ceci étant dit, nous nous enfonçons dans la jungle à la lueur de deux torches. Je les fais léviter autour de nous pour que nous puissions garder les mains libres pour nos armes. Jiahao a pris une arme d’hast, une lance très fine, quant à Xinya elle a pris deux épées et des fioles de son petit atelier alchimique. J’imagine que ce ne sont pas uniquement des potions de soin. Pour ma part, j’ai opté pour mes habituelles couteaux et mes dagues. Cela devrait suffire.
Notre progression se fait lente dans la jungle, nous tâchons d’être prudents et nous faisons en sorte de rester aux aguets au cas où des animaux sauvages, des tigres notamment, viendraient tenter de nous éventrer pour se repaitre de notre chair.
Hé bien vite, cette crainte devient réalité.
On entend une branche craquée, dans les hauteurs. Nous nous stoppons immédiatement et nous nous rassemblons, dos à dos. Je fais tourner les torches un peu plus haut pour voir de quoi il s’agit. On ne voit rien dans la pénombre, la jungle est épaisse. D’autres bruits se font entendre, nous gardons notre calme même si je sens que Xinya devient de plus en plus tendue.
Elle a une formation théorique de combat qu’elle a eu avec les prêtres, mais elle n’a jamais eu l’occasion de la mettre en application contre un adversaire réel. Nous devons donc la protéger avec Jiahao. Du mieux que nous le pouvons.
« Qu’est-ce que c’est à votre avis ?
- Des animaux, certainement. Les torches ont dû les attirer. » répond Jiahao, lance brandit fièrement en direction d’un adversaire invisible.
Brusquement, un fauve surgit des hauteurs face à moi. Ses yeux et sa mâchoire remplie de crocs m’apparaissent à la lueur des flammes. Un regard de prédateur terrifiant, des traits presque démoniaques. J’ai seulement le temps de donner un grand revers avec ma main gauche pour dévier sa trajectoire et le projeter contre un arbre. Il s’écrase sur le sol avant de reprendre contrôle de ses mouvements et se tourne vers nous, une nouvelle fois prêt à bondir.
Un second tigre arrive et charge Jiahao. Il arrive à le stopper, mais les deux bêtes nous tournent autour. Depuis quand les tigres chassent à plusieurs ? Ils doivent avoir particulièrement faim ceux-là. Je ne réfléchis pas plus longtemps et j’essaye de prendre contrôle des nombreuses racines hors-sol qu’il y a autour de nous pour enchevêtrer nos assaillants.
Jiahao quant à lui, attend que le tigre fasse l’erreur de le charger pour l’empaler sur la lance. Sa force deviendra sa perte. Xinya, elle, reste blottit entre nous deux. Les bêtes grognent. Elles vont réattaquer. Je fais un geste ample des mains et les racines attachent les pattes arrière de celui en face de moi.
Il est surpris et essaye de s’échapper. Je me charge donc de faire léviter une de mes dagues pour lui planter profondément dans le torse. Il lâche un long grognement suivi d’un couinement plaintif et s’écroule, toujours pris au piège. Le second tigre, entendant la supplique de son confrère, prend immédiatement la fuite.
« On l’a échappé belle.
- J’aurai préféré éviter de tuer ce tigre…
- Parfois, nous n’avons pas le choix. Merci, en tout cas, vous deux. »
Je récupère ma dague et la nettoie tandis que j’appose une main sur la crinière du tigre mort. Pauvre bête. Puisse-t-elle me pardonner, c’était moi ou elle. Et j’ai préféré moi.
« Continuons notre chemin, le temple ne doit plus être très loin. » lancé-je à Jiahao qui acquiesce immédiatement.
Nous reprenons notre voie dans la jungle. Le terrain devient de plus en plus accidenté, de plus en plus en pente. On s’accroche aux racines, aux branches et aux lianes pour ne pas tomber. C’est un peu l’aventure pour rejoindre cet endroit abandonné. Nous nous laissons parfois surprendre par un vol de chauve-souris ou le bruit d’insectes étranges que nous ne connaissons pas.
Et enfin, après une bonne heure de traversée, nous atteignons ce que nous pensons être l’entrée. Un pavillon accolé à une montagne de la jungle... Ou alors nous sommes au fond d’une sorte de petite vallée. Les taoïstes et les bouddhistes ont parfois des lieux de culte creusés à même la roche ou qui s’étendent dans les profondeurs. Ces endroits sont souvent nommés des « caves ».
Cette entrée est en mauvais état. La végétation a pris ses droits sur ce lieu et il n’y a pas vraiment de traces de quoique ce soit. Cependant, fait important : l’entrée est scellée. Un large pan de pierre taillée barre la route, empêchant notre progression dans le temple souterrain.
« La voie est close. » prononce Jiahao.
Je me permets d’un geste d’enlever les lianes qui courent le long de cette pierre circulaire, histoire de voir ce qu’il y a marqué dessus. Au centre, de façon peu surprenante, il y a le caractère du Tao : « 道 ». En haut et en bas, il y a la présence de ce qui est appelé communément par les étrangers : le yin et le yang. Sur les côtés, des caractères désignant les points cardinaux et les éléments qui y sont associés. Et enfin, tout autour de ce sceau, il y a une succession de symboles parfois peu visibles à cause de l’usure.
Je prends l’initiative d’utiliser un peu de magie pour relancer les deux braseros qui se tiennent des deux côtés de l’accès. Avec quelques bouts de bois, les restes de charbon et de magie du feu, cela devrait permettre d’éclairer un peu mieux.
« Je vais essayer de décoder ce sceau… Il doit bien y avoir une raison pour laquelle il est là. » dit-elle, soudainement prise de la fièvre du chercheur.
Pendant ce temps, Jiahao et moi montons la garde. La jungle est un environnement hostile et quelque chose me dit que cela va se confirmer bientôt. On ressent une forte présence. L’air est lourd, et ce n’est pas que du fait de l’humidité de la région.
« Huayan, peux-tu essayer de forcer le sceau ?
- C’est-à-dire ?
- Fait rouler le sceau sur les côtés ou ouvre-le, de force.
- Je peux essayer, oui. »
Je quitte Jiahao un instant.
Je me focalise sur la porte. Xinya s’écarte. Je projette mon esprit autour de ce sceau qui bloque la cave. J’essaye de le faire rouler sur la droite. Il y a une énorme résistance. Je continue de forcer mais rien ne se passe à part que la pierre craque et se fissure un peu à certains endroits sous la pression de mon emprise.
On va essayer dans l’autre sens.
Je refais le même exercice. Rien ne se passe. Je n’ai pas envie d’abîmer trop cette unique porte d’accès donc je passe à l’écartement. Je tente de séparer du mieux que je peux… Mais la pierre reste entière et tient bon. Je sens une résistance magique en plus du mécanisme.
« Il y a de la magie autour de ce sceau. Il a été scellé de l’intérieur… Il faut trouver comment l’ouvrir de l’extérieur.
- Hum… Je vais essayer de déchiffrer les caractères pour voir ce que le sceau dit.
- Tu veux de l’aide ?
- J’aimerais bien, mais je préfère que tu aides Jiahao pour la garde… Si on est attaqués, nous sommes mal équipés pour tenir longtemps.
- Très bien. »
Je retourne en bas des quelques marches avec Jiahao. De l’extérieur, l’entrée n’est pas si impressionnante, sceau mis à part, l’intérieur promet d’être plein de surprises, c’est presque sûr. L’entrée scellée a été enchantée. Une pierre telle que celle-ci, j’aurai pu la forcer, j’en suis presque sûre. Là, j’ai à peine réussi à lui faire de petites fissures… Trop risqué de passer par la force. Cela pourrait enclencher des pièges.
En parlant de force, il va nous en falloir car au fil des minutes qui passent, d’étranges lueurs apparaissent dans la jungle. Et ce ne sont pas des lucioles. Jiahao et moi savons très bien de quoi il s’agit… Et manifestement, le fait que nous tentions d’entrer dans les lieux les intéressent beaucoup.
Au début, ils semblent attendre… Et puis au fur et à mesure ils se rapprochent. Lentement, ils glissent le long de la pente. On sent des bruissements. Ils sont plusieurs. Sinon ce serait trop facile bien sûr…
« Tout va bien de votre côté ?
- Des sans-cœurs approchent ! Dépêche-toi de trouver un moyen d’ouvrir ! » lancé-je tandis que je sors déjà mes armes blanches pour combattre ces affreuses créatures.
« J’espère que tu es en forme Huayan.
- Contre les sans-cœurs, toujours.
- Tâchons de les garder à distance pour garantir la sécurité de Xinya.
- Avec plaisir. »
Sur ces mots, il s’élance, faisant tournoyer sa lance dans les airs pour finalement frapper un grand coup sur un petit sans-cœur qui n’a rien vu venir. Il enchaîne ensuite des frappes dignes des grands maîtres d’arts martiaux. Ne le laissant pas seul, je commence à faire projeter les flammes du brasero pour créer un demi-cercle fasse à nous. L’objectif étant d’éloigner ces bestioles des ténèbres.
J’en profite pour rajouter quelques éclats de flammes de mes mains pour alimenter notre protection embrasée. La jungle est humide, cela ne fonctionnera pas longtemps : il n’y a pas assez de combustibles secs. Quelques sans-cœurs couinent face à ce tour de magie et reculent, mécontents et enragés.
D’autres, plus malins, grimpent dans les arbres pour bondir par-dessus les flammes et nous attaquer des hauteurs. Ils fallaient vraiment qu’ils construisent le temple ici ?
« Attention ! En haut ! » crié-je pour prévenir Jiahao.
Ce dernier lève l’acier de sa lance vers le ciel pour laisser simplement le chétif sans-cœur dessus pour rejoindre immédiatement le néant. J’en saisis deux autres en un battement de cils et ils s’enfoncent avec force dans les flammes pour disparaître à leur tour. L’espace d’un court instant, nous profitons d’une maigre accalmie pour reculer et retourner sur les marches de pierre envahies par les plantes grimpantes.
Cependant, ce calme n’est que de courte durée.
Bientôt, de nouveaux yeux jaunes apparaissent dans la végétation, plus nombreux, plus gros aussi. A travers le rideau de flammes, des sans-cœurs ayant adoptés une forme féline se fraient un chemin jusqu’à nous. Jiahao ne se laisse pas impressionner et se prépare à riposter.
Les trois bêtes de ténèbres s’avancent lentement vers nous, se préparant à bondir. Je profite de leur concentration pour user des plantes grimpantes qui viennent s’accrocher soudainement à leurs pattes arrière. Jiahao s’élance alors pour planter sa lance dans une créature. Elle ne disparaît pas, mais elle est blessée et essaye de donner des coups de griffes tout en se débattant comme les autres pour s’échapper.
J’en maintiens une plaquée contre les marches de pierre, je l’écrase grâce aux racines épaisses et dures. Quant à la troisième, je la projette en arrière et l’enserre de flammes qui ont bien vite fait d’avoir raison du sans-cœur qui s’évapore. Jiahao continue de donner des coups de lance à sa cible.
Il recule d’un pas puis jette sa lance qui vient transpercer le monstre, qui disparaît à son tour. Il saute presque par terre pour récupérer son arme et reprendre une position défensive, prêt à répondre à la moindre agression. Avant que d’autres n’arrivent, je tue l’enracinée.
A nouveau, nos yeux cherchent à savoir quels yeux jaunes vont nous sauter dessus. Dans une vaine tentative de les éloigner, j’essaye de dresser brièvement les flammes encore plus haut. Elles reculent de quelques pas, avant de se rapprocher encore.
« Xinya, il va falloir que tu accélères, il y a trop de sans-cœurs !
- Je fais ce que je peux, le mot de passe est un poème et je dois m’en rappeler !
- De quel poème il s’agit Xinya ? » demandé-je sans quitter des yeux les monstres de l’autre côté des flammes.
Soudainement, plusieurs créatures sautent des arbres en hauteur pour atterrir devant et autour de nous. Je regarde Jiahao un bref instant avant de lui ordonner :
« Va à la porte avec Xinya, maintenant ! »
Il hésite un instant puis saute vers l’arrière pour se replier près de notre acolyte qui tente d’ouvrir la porte du temple oublié. Nous sommes encerclés et les flammes ne servent plus à grand-chose. Il va falloir que j’use de mes pouvoirs, un peu plus… Toujours plus pour les renvoyer là d’où ils viennent.
Après un bref instant, ils commencent à s’élancer sur moi. Je les repousse en les faisant voltiger dans les airs… Mais quelques roulades et une chute ne suffisent pas à les renvoyer dans le néant. Ils reviennent constamment, comme un flot sans fin que je réprime du mieux que je peux. Plus cela s’amplifie, plus je me concentre et je plus je gagne en puissance.
« Huayan, tu connais le poème de Bai Juyi qui s’appelle : « 花非花 » ?!
- Oui, mais je suis légèrement occupée là ! » répondis-je tout en gardant ma concentration sur nos agresseurs.
Je profite d’une nouvelle vague de sans-cœurs mineurs sur moi pour générer une onde de choc avec moi-même en tant qu’épicentre. Les pierres se fissurent, les branches se déchirent et les sans-cœurs volent dans tous les sens pour aller s’écraser lourdement sur le sol.
Je joins les mains et me concentre mon concentrer une force psychique majeure en un point. Je le fais avec vitesse et application car les sans-cœurs vont bientôt revenir à la charge. J’augmente la pression, encore et encore, comme une casserole sur le feu.
Lorsque les premiers sans-cœurs se relèvent et se préparent à sauter sur nous pour nous submerger par le nombre. Je relâche l’implosion qui déchire le silence de la nuit, quelques arbres à proximité sont touchés et commencent à s’effondrer sur nos ennemis tandis que d’autres ont simplement disparu dû à la puissance libérée sur eux.
Je n’attends pas de contempler l’état des créatures, je me retourne et gravie les marches pour rejoindre mes deux compagnons d’aventure. J’arrive à leur niveau, Xinya concentrée sur le poème.
« Le poème est la clef pour ouvrir ?
- Oui ! Je connais le début, mais pas la fin… Aide-moi s’il te plaît !
- Commence ! »
Je jette un œil vers ces yeux jaunes inquiétants qui commencent à se rassembler suite à ma dispersion forcée. Ils ne vont pas tarder à se jeter sur nous. Comment se fait-il qu’il y en ait autant ici ? Ils semblent attirer par nous… Ou autre chose ?
« 花非花 – The bloom is not the bloom »
Jiahao chope en plein vol un sans-cœur sauteur et le transperce au sol d’un coup bien placé.
« 雾非雾 – The mist is not the mist »
Je lance une boule de feu en bas des marches pour tenter de freiner les plus lâches.
« 夜半来 – At midnight she comes »
Je récupère des morceaux d’écorces arrachés par l’explosion psychique pour les utiliser comme pieux à projeter sur les créatures aux yeux jaunes.
« 天明去 – And goes again at dawn »
Une nouvelle panthère ou tigre enténébré se dresse devant nous après avoir bondi à travers les flammes. Jiahao s’empresse de la charger tandis que j’éloigne les autres adversaires en les brisant en deux dans les airs pour qu’ils s’évaporent. Sales monstres !
« Huayan, la suite s’il te plaît ! » appelle Xinya.
Je me concentre sur mes souvenirs. Bai Juyi est un des grands poètes classique… Des textes simples. Il faut penser simple, proche de la vérité. Je le retrouve bien vite au fin fond de mon esprit.
« 来如春梦几多时 – She comes like a spring dream – How long will she stay ? »
Xinya a les yeux qui s’illuminent, signe qu’elle se rappelle certainement la suite, je me retourne vers le combat. La panthère disparaît, Jiahao se replie tandis que je continue de briser les nuques des sans-cœurs à la chaîne.
« 去似朝云无觅处 – She goes like morning cloud without a trace. »
Et alors que Xinya finit le poème. Nous entendons un grondement dans la pierre. Je jette un rapide coup d’œil pour voir de quoi il s’agit. Les caractères gravés, tels des runes, s’illuminent d’une lueur blanche alors que le mécanisme se met en route.
La porte s’ouvre enfin. Xinya s’empresse de rentrer suivie par Jiahao et moi-même. Lorsque nous sommes du bon côté, nous continuons de maintenir les bêtes des ombres à distance pour les empêcher de s’engouffrer dans ce lieu sacré.
Après un bref moment de pause, les lourdes pierres se remettent en marche et se referment : j’ai à peine le temps de lancer une sphère explosive pour disperser une bonne fois pour toutes les aberrations qui tentent de nous poursuivre.
Le calme revient, le silence aussi. Seules nos respirations, quelque peu rapides après cet instant d’inquiétude et d’adrénaline, se font entendre. Nous nous appuyons sur les parois fraîches et humides de la terre.
Nous sommes dans un escalier sculpté à même la pierre, qui descend dans les profondeurs. Les murs du tunnel et le plafond sont restés « bruts », à peine taillées. Seules deux idoles de dieux ayant perdues leurs couleurs réparties de chaque côté de cette entrée nous confirment que nous sommes bien dans un temple taoïste.
« C’était moins une… Merci vous deux. » avoue Xinya, légèrement secouée.
Instinctivement, je lui caresse un peu l’épaule pour la rassurer tout en souriant un peu.
« Ne t’en fais pas trop, je ne les aurais pas laissés vous faire du mal. » dis-je, tout en regardant Jiahao au passage.
Ce dernier se redresse et descend quelques marches pour inspecter un peu les lieux. Des lumières viennent d’en bas, mais nous ne pouvons pas vraiment voir de quoi exactement de là où nous sommes. Y a-t-il une chance pour que l’endroit soit encore habité par des prêtres ou des moines ?
On entend le murmure discret de l’eau, ou plutôt ses échos, le long des parois. Nous décidons d’avancer, sur nos gardes malgré tout. Marche après marche, nous descendons vers le temple souterrain. Si des sans-cœurs étaient à l’extérieur, peut-être que certains ont pu se glisser ici pour troubler la quiétude des lieux.
« Cela me paraît bien lumineux pour un souterrain… » glisse Xinya pendant notre descente.
Elle n’a pas tort. Et bien vite, nous comprenons qu’il ne s’agit pas d’un temple dans la terre. Nous ne sommes qu’à un passage vers « autre chose ». Un nouvel espace perdu et oublié dans le temps, ici et ailleurs à la fois.
En bas des escaliers, c’est silencieux et submergé par la singularité des lieux que nous découvrons ce temple d’autrefois. Une multitude de bâtiments en pierre, parfois troglodytes, parfois extérieurs portent les signes des offices passés tandis qu’un dédales de marches taillées à même la roche circule pour relier cet ensemble architectural pour mener à ce que j’imagine être la structure principale.
Le temple n’est qu’en partie souterrain : nous sommes dans une sorte de canyon à moitié couvert par la pierre, l’autre partie étant camouflée par la canopée : la lumière de la lune passe à travers les feuilles pour donner quelques écrins de lumière bienvenus dans les profondeurs.
Nous sortons de notre surprise pour avancer de quelques pas sur une cour circulaire. En face de nous, un petit pavillon de pierre. A droite, la route sous la canopée menant au temple principal et à gauche, les escaliers vers les salles d’en bas, dans la terre elle-même.
La végétation a envahi les lieux, les plantes grimpent et profitent des fissures de la pierre pour se glisser partout. S’il y a encore des habitants ici, ils ne sont plus assez nombreux ou en âge d’entretenir les lieux comme à l’époque.
Cependant, la présence de quelques braseros allumés, disséminés un peu partout dans cette étroite vallée, nous informe qu’il y a encore « quelque chose » qui réside ici. Jiahao se dirige instinctivement vers la gauche pour observer où mènent les escaliers. Les ténèbres sont épaisses à cette heure-ci, difficile de cerner clairement ce qui se trouve en contrebas.
« Vous pensez qu’il y a des pièges ici ? » demandé-je à mes deux amis.
Xinya se retourne vers moi, l’air dubitative.
« Je ne pense pas… C’était un temple, certes isolé, mais pas particulièrement dangereux d’après les écrits. »
« Je pense qu’il est plus intelligent d’aller au temple principal d’abord. Si des gens habitent encore ici, ils doivent être proches de lui.
- En effet, faisons cela. »
D’un air entendu, nous partons donc sur notre droite, dans la partie la plus lumineuse. Nous empruntons les marches sculptées abîmées par le temps, le ruissellement des eaux de pluie et l’abandon apparent des lieux. Une légère brise se lève et fait murmurer les feuilles des arbres au-dessus de nous. Ils sont très hauts, loin. Comme un plafond de verdure.
En silence, nous marchons lentement mais sûrement vers le temple principal dont la silhouette devient de plus en plus nette au fur et à mesure que nous progressons entre les bâtiments abandonnés plongés dans le noir.
Un temple de cinq étages construit au milieu d’un lac naturel, le bruit de l’eau est intensifié par la fine cascade qui l’alimente. Une « porte », une structure en bois traditionnel, nous indique qu’il y a un chemin pour traverser et rejoindre l’épicentre des lieux.
L’édifice, éclairé par quelques braseros et par la Lune, semble mieux entretenu que le reste. Seules les tuiles des cinq étages sont recouvertes d’une fine couche de verdure. J’aperçois brièvement une forme humaine, mais elle disparaît aussitôt : je ne suis pas vraiment sûre de ce que j’ai vu.
Nous arrivons enfin sur le passage. Quelques dalles posées sur l’eau, couvertes d’herbe fraîche, puis un nouvel escalier qui mène à l’entrée du temple principal. Il n’y a pas de pièges apparemment… Ou alors, nous ne les soupçonnons pas. Après tout, les religieux en ermitage mettent rarement des défenses partout, ils sont isolés et loin de tout.
Alors que nous arrivons sur l’îlot artificiel au milieu du lac, les portes du bâtiment s’ouvrent. Nous apercevons des bougies rituelles allumées sur une table devant une statue de notre guide à tous, Laozi. Instinctivement, nous saluons respectueusement la figure qui a créé notre religion. Puis nous décidons de rentrer.
L’intérieur est entretenu. L’endroit est pauvre, et il n’y a rien de superflu. La sculpture est en excellent état : cela tranche avec le reste des sites abandonnés que nous avons aperçu en venant jusqu’ici. Il y a quelqu’un ou quelque chose ici, c’est presque certain désormais.
Après un rapide recueillement fait avec ferveur et sérieux, Jiahao se tourne vers les escaliers menant aux étages :
« Je vais aller voir, restez-ici en attendant que je redescende. »
Et soudain, une voix nous vient de derrière nous, sur le seuil de la porte :
« Inutile, vous ne trouverez rien en haut. »
Nous nous retournons pour voir qui est le propriétaire de cette voix rassurante, calme… Mais surtout inconnue.
Un homme, visiblement âgé et en habits de moine taoïste se tient devant nous à l’aide d’un bâton. Si Laozi n’était pas parti il y a des siècles, je croirais que c’est son sosie, tenue à part. Une fine barbe blanche aux reflets gris achève de terminer cette ressemblance troublante. Il brise le silence en nous approchant de plus près.
« Je ne voulais pas vous déranger pendant vos salutations à notre maître à tous, Laozi. Je suis content de voir des croyants se présenter après tant d’années. »
Il marche lentement, non du fait de la vieillesse, mais par envie. Il semble se laisser porter par une énergie que je ne saurais définir. C’est un sage, un ancien. J’ai toujours été admirative de ces gens capables de se détacher du commun des mortels avec pour but de s’élever au niveau d’un « ailleurs » mystique parfois inconnu.
« Quels sont vos noms, courageux visiteurs ?
- Courageux ?
- Vous avez pu rentrer, vous avez pu donc déjouer les pièges et risques de la jungle. » répond-il en souriant très légèrement.
Il tourne son regard vers moi. En temps normal, j’aurai tendance à me protéger de ces yeux qui cherchent à lire en moi, mais en tant que taoïste, je le laisse faire. J’ai envie qu’il voie en moi et qu’il soit émerveillé des dons que le Tao m’a confié.
« Mon nom est Jiahao. Je suis un prêtre taoïste et un maître du Tai Ji Quan. Voici Long Xinya, une taoïste qui s’évertue à explorer notre alchimie rituelle et voici…
- L’Impératrice Céleste Éternelle Meng Tian. »
Un léger silence s’installe parmi mes confrères surpris par la connaissance de notre hôte. Je suis moi-même perturbée mais je pense que notre « ami » a beaucoup de choses à nous apprendre sur sa situation et son savoir du monde.
« Comment le savez-vous ? » demande Jiahao, étonné.
Le vieil homme s’assoit sur une simple chaise et sourit.
« Je n’ai pas besoin de sortir pour connaître l’état du monde, mes enfants. Vous êtes au cœur d’un lieu qui a su aller très loin dans la compréhension de la Voie et des enseignements de notre maître. » prononce-t-il lentement tout en regardant la statue dorée de Laozi.
« Sans franchir sa porte, connaître le monde entier. Sans regarder par la fenêtre, entrevoir le chemin du ciel… Plus on voyage, plus la connaissance s’éloigne. C’est pourquoi le sage connaît sans se mouvoir, comprend sans examiner et accomplit sans agir. » répète-t-il.
Pour nous, il est facile d’identifier les paroles de Laozi.
« Je dois dire que je suis honoré de faire votre connaissance, Votre Majesté. Je ne vous cache pas que c’est la première fois que je rencontre un membre aussi éminent de la famille impériale.
- Nous sommes loin de la cour, Maître. Vous pouvez m’appeler par mon vrai prénom, je n’en serai pas offensée.
- Bien, bien. »
Il se redresse et vérifie que les bougies continuent de brûler normalement. La cire rouge coule peu à peu, lentement mais sûrement.
« Que peut le Maître du Temple de la Nuit pour vous ? » demande-t-il tout en surveillant les bougies et l’état de la statue.
« Racontez-nous l’histoire de cet endroit, s’il vous plaît. » demandé-je immédiatement, envahie par la curiosité des explorateurs en herbe.
Il ricane gentiment dans sa barbe avant de se retourner vers nous, puis vers la chaise. Il nous présente des coussins pour nous asseoir.
« Même un résumé risque de durer un certain temps, vous devriez vous mettre à l’aise. » annonce-t-il.
Modestement, nous obéissons et nous asseyons. A la lueur des bougies, le visage de l’homme semble prendre une nouvelle expression, une figure plus joyeuse. Pas mélancolique ou triste, seulement un certain plaisir à raconter ce qui fut.
« Il y a des siècles de cela, la Dynastie Han s’est effondrée. L’un des éléments déclencheurs fut la Révolte des Turbans Jaunes. Comme vous le savez probablement en tant que personnes instruites et taoïstes, ce mouvement sectaire de notre religion avait de bonnes intentions… » commence-t-il calmement.
« Mais s’est vite perdu dans l’extrémisme, la violence et le chaos. » achève-t-il sur un ton un peu plus sérieux.
« Réprimés et renvoyés devant leurs responsabilités, les chefs de cette révolte sont morts. Cependant, certains des membres moins importants de la secte ont décidé de faire amende honorable en s’écartant des affaires politiques et en créant ce temple isolé dédié aux ermites et à la cultivation de soi. Les premiers maîtres des lieux étaient des hommes qui avaient une conscience alourdit par les années de guerre mais qui pensaient pouvoir se racheter en construisant un lieu de paix. » explique-t-il alors.
Il détourne son regard pour regarder l’entrée du pavillon, comme s’il voyait les gens d’autrefois fouler encore les lieux. Cet homme est plein de souvenirs, d’anecdotes et d’histoires, c’est presque certain.
« Le nom du temple n’a pas été choisi par hasard, nous avons suivi les enseignements de notre Maître qui a atteint ce que nous souhaitons tous : un état supérieur, éclairé et libéré des tourments terrestres. « Son esprit devint aussi vaste et incommensurable que le ciel nocturne. ». Le Temple de la Nuit a eu pour tradition d’atteindre cet objectif : l’ouverture de notre esprit a bien plus.
- Et vous avez réussi.
- Oh, oui. Dans une certaine mesure. » répond-il tout en souriant légèrement.
« Votre quête de connaissances est noble, vous trois. Vous avez déjà une discipline, un esprit aguerri. Je décèle cependant une grande puissance, un pouvoir au cœur de votre être, Songzi Huayan. » dit-il tout en me regardant avec un regard désormais plus perçant.
Xinya s’empresse d’appuyer la curiosité du gardien des lieux.
« Notre amie est un maître dans l’art d’user de son esprit. C’est la plus puissante taoïste que j’ai vu de toute ma vie, capable de choses que vous ne pouvez imaginer. » tente t-elle.
Le vieil homme se tourne vers elle, toujours calme et posé :
« Oh si, j’imagine très bien. »
Sans bouger ni faiblir et sans un mot, la poussière du pavillon se met en mouvement. Tournoyant autour de nous pour former une tornade silencieuse, lente et gracieuse. Puis, lorsque l’étonnement laisse place aux questionnements, elle disparaît à travers la porte pour rejoindre l’extérieur. Xinya se tourne vers moi pour savoir si c’est moi qui fait ça, mais en l’occurrence : non.
« Vous avez encore des choses à apprendre, nous avons tous toujours quelque chose à apprendre. » dit-il, toujours assis.
« Vous êtes venus en quête d’un savoir caché et je ne vais pas vous empêcher de l’atteindre : vous voulez vous rapprocher de la Voie et qui suis-je pour vous arrêter ? » reprend-il.
« Je veux bien vous accompagner cette nuit dans votre voyage, mais je dois malheureusement vous imposer deux conditions.
- Nous les respecterons.
- Bien. »
Je sens que Xinya est animée par une énergie invisible, une curiosité et un désir de connaissances, de découvrir des secrets cachés. Elle dédie sa vie à trouver des réponses à ses questions et le fait que nous soyons éventuellement à porter de ces derniers la fait frémir d’impatience.
« La première : jamais vous ne devrez parler de nous, à quiconque. Personne ne doit savoir où est le Temple de la Nuit et s’il y a encore des êtres y résidant. Si l’on vous pose la question : les prêtres et les moines ne sont plus là, les lieux sont abandonnés.
- Vous n’êtes pas seul ici, maître ?
- Chaque chose en son temps, mon enfant.
- Oui, pardon.
- La seconde condition : Songzi Huayan devra me montrer l’étendue de son esprit et si elle est capable d’instrumentaliser l’état ultime de la méditation taoïste. Si vous y arrivez, je vous dirai où trouver ce que vous cherchez ici. Si vous échouez… Hé bien vous devrez vous débrouiller seuls. Et le temple est grand… Très grand. »
Il sourit vaguement puis se lève, toujours avec cette énergie étrange. Je ne saurais comment nommer ce qui se dégage de lui. C’est comme s’il était là et ailleurs en même temps. Comme si le maître était habité par une aura… Mystique ?
« Suivez-moi, allons passer votre leçon ensemble. »
Nous décidons de lui suivre dans une pièce au premier étage. Nous montons prudemment les escaliers de bois un peu étroits pour le rejoindre, le grincement des marches nous rendant très délicats dans nos appuis. C’est une salle de méditation, en très bon état elle aussi par rapport aux restes des sites abandonnés.
L’ambiance des lieux est… Clair obscur disons. La lumière de la Lune passe à travers des vitraux qui semblent amplifier légèrement son rayonnement, permettant ainsi de voir sans bougies. Cependant, cela n’empêche pas qu’il y a une luminosité plutôt faible et que de nombreux espaces sont plongés dans le noir le plus total. On entend vaguement le bruit de la cascade, si l’on se concentre suffisamment.
« Voici la porte vers l’ultime maîtrise de votre esprit. C’est ici que vous franchirez un nouveau pas dans votre quête de savoirs. Prenez des coussins ! Méditons tous ensemble. » annonce-t-il le sourire aux lèvres.
Xinya et Jiahao se mettent en position, non sans échanger quelques regards interrogateurs : quel est l’objectif du gardien ? Alors que je m’apprête à faire de même, la voix du vieil homme résonne dans mon esprit.
« Vous connaissez la méditation taoïste, allez au maximum. Trouvez le fleuve et laissez-vous emporter dans son immensité, ne devenez qu’un. La Voie sera claire à ce moment-là. Je vous attends dans l’eau. »
L’eau.
Cet élément si important pour nous, taoïstes. L’eau, le fleuve, sont souvent utilisés comme des métaphores pour exprimer l’univers et comment « flotter » avec aisance. La Voie serait donc à sens unique, s’y opposer ou résister à ses flots reviendrait à lutter contre le destin lui-même. La suite logique des choses.
Il faut donc suivre les courants pour nager à son avantage.
Que le vieux maître sache utiliser la télépathie ne m’étonne guère, à ma grande surprise. Lorsque j’étais enfant, je me souviens que Xupeng m’avait fortement conseillé de faire de la méditation pour canaliser mes pouvoirs innés qui apparaissaient peu à peu… Même si j’ai réussi à les réguler, les contrôler ainsi, mes capacités ont été décuplées avec le temps.
Il est probable que cela soit pareil pour le gardien des lieux.
Un peu contraints mais souhaitant en apprendre plus, nous nous plongeons dans cette introspection spécifiquement demandée par le maître. Avant de fermer les yeux, je ne peux m’empêcher de ressentir une énergie si particulière au sein même de ce dernier. Quelque chose de mystique… De surnaturel presque.
Et alors que mes yeux se ferment, il est temps de chercher au fond de moi-même cet état. La méditation n’est pas une activité reposante. Elle permet de s’apaiser, de chercher la vérité et la paix intérieure : l’harmonie. Nous oublions le stress, la peur et toute émotion. Le calme.
Nous marchons sur un lac, une nuit sans lune. Cette vaste étendue d’eau reflète le ciel obscur sans aucune imperfection, un miroir. Un miroir parfait. Nos chemins se quittent et nous regardons sous nos pieds, dans les profondeurs des eaux de notre esprit.
Chacun a sa technique. L’une d’entre elles, que j’affectionne beaucoup est de créer un lieu de repos en notre sein. Un endroit que l’on tire de la réalité ou de l’imaginaire. Je me retrouve donc dans un grand manoir chinois traditionnel, de nuit toujours.
Les lumières sont éteintes et la pleine Lune a fait son apparition haut dans les cieux. Je marche le long des bâtiments, dans un couloir extérieur menant à mon « jardin secret » comme j’aime tant l’appeler. Un petit cheminement de dalles finement taillées, s’avançant dans un étang.
De chaque côté, un saule pleureur. Des nénuphars et des lotus en pagaille à plus d’un mètre du centre où trône l’un des symboles du taoïsme peint sur les pierres communément appelé le « yin et le yang ». C’est ici que je me remets en position de méditation, dans cet espace sûr et privé.
L’eau.
Je repense à ce qu’a dit le maître. Il faut se laisser guider, flotter au gré des courants. Je continue de fouiller en moi, de chercher cette énergie et de la cultiver. Une force silencieuse, puissante au sein de chaque individu, chaque être. Il ne tient qu’à nous de l’élever et d’arriver à l’user.
Il n’y a pas un bruit. Je ferme encore une fois les yeux. Je me concentre. J’essaye de sentir la « Voie » dont parle le maître avec tant de calme. Je me pense en poisson dans les flots de ma conscience, mais bien vite je sens comme une limite.
Je sens l’énergie en moi. Je suis au plus près d’elle. Je n’arrive pas à aller plus loin. Je ne sais pas vraiment ce que je dois faire à cet instant, comment franchir la barrière ? Comment aller au-delà de cette source ? Est-il seulement possible de ressentir au-delà ?
« La limite existe-t-elle vraiment ? » retentit la voix du maître, comme un écho autour de moi.
Qu’entend-il par-là ?
La limite est-t-elle réelle ? Je crois que oui… Du moins, c’est ce que j’ai toujours cru. Cette limite serait-elle une création de mon propre esprit ? Comme une frontière qu’il aurait créé seul, inconsciemment ?
Je décide alors de changer d’approche : je lâche prise. Je deviens unie à cette source au fond de moi. Je me laisse guider, je cherche à la ressentir. Elle se déploie en moi, dans chaque filament de mon être.
La seule façon d’accomplir est d’être a dit Laozi.
L’union. Il faut chercher à se synchroniser, je dois me laisser absorber pour pouvoir me mouvoir pleinement. La solution est là, je ne dois pas survoler le fleuve, je dois plonger dedans entièrement.
Je lâche tout contrôle tout en maintenant ma concentration sur la méditation. Je sens l’énergie grandir comme jamais auparavant. Je la sens partout, de plus en plus forte, de plus en plus loin, de plus en plus puissante. Je ne connais pas cette sensation si étrange.
Pourtant, je la laisse faire. Je me sens glissée vers un autre état. Un autre plan, mon esprit a accès au corps, au monde, à l’univers. La Voie est partout, la Voie est tout et rien à la fois. Je ne fais qu’un avec elle. Je fais partie d’elle.
J’ouvre les yeux.
Je flotte dans la salle de méditation. Jiahao et Xinya sont là. Je suis légèrement en hauteur. Le maître est en face de moi. Les mains jointes dans le dos, souriant. Flottant lui aussi, son corps étant légèrement… Transparent, comme un esprit…
Comme devinant mes pensées, il écarquille légèrement les yeux et d’un signe de tête désigne ce qu’il y a en-dessous de moi. Je m’exécute et voit… Moi ? C’est moi !
Je suis morte pendant la méditation ? Je me sens paniquée. Le maître s’approche vite de moi et m’aide à me calmer :
« Vous avez réussi ! Vous avez atteint l’un des plus puissants pouvoirs de la méditation !
- Je suis… Décédée ?
- Bien sûr que non ! Approchez de votre corps, il est encore vivant. »
Je me dépêche de descendre pour me mettre à genou devant moi. Je vois ma respiration. Lente et concentrée. Je ne suis donc pas morte… Alors qu’est-ce que je fais à flotter dans les airs ? Comment je retourne à moi ? Qu’est-ce que c’est que cet état ?
Je me retourne vers le maître. Lui aussi son corps a l’air normal, pourtant je vois son âme flottée comme la mienne dans la pièce. Il me regarde, toujours légèrement souriant. On dirait qu’il est fier.
« Je ne m’étais pas trompé sur vous. Quel dommage que nous ne nous soyons pas connus plus tôt. De multiples questions doivent vous assaillir à présent, je vais essayer d’y répondre pour être passé par-là moi-même. » commence-t-il tandis que je ne me sens toujours pas bien dans cette situation.
« Nous ne sommes pas morts. Nous avons uni nos esprits avec le Tao, l’Univers, le rien et le tout. Nous avons déployé nos esprits au-delà des limites de notre corps. Tout le monde ne peut pas faire cela. Notre esprit suit les flots de la réalité et ainsi, il peut voguer sans les contraintes du monde matériel. » continue-t-il, toujours posé.
Il est vrai que c’est peut-être l’absence de corps qui me fait me sentir mal à l’aise pour le moment. J’essaye de rester calme : si nous sommes toujours en phase de méditation, il faut rester concentrés sinon je ne sais pas ce qui pourrait se produire sous cette forme…
« Nos corps sont des ancres. Nos bateaux peuvent s’éloigner mais il faudra toujours revenir à elles… Mais avant cela, je vais vous montrez comment voyager sans bouger d’ici. » conclut-il.
Et ainsi, il m’invite à le suivre toujours en flottant dans les airs. J’ai envie d’en savoir plus, alors je le suis non sans jeter un dernier regard vers mon corps… Et c’est une sensation des plus étranges, je dois l’admettre.
J’ai mon cerveau qui est mobilisé comme rarement auparavant et pourtant j’ai la sensation d’être apaisée, calme.
Nous partons vers l’extérieur, traversant les murs sans aucun problème, aucune résistance. Je ne peux m’empêcher de dire :
« C’est comme ça que vous m’avez « suivi » sans bouger d’ici, n’est-ce pas ?
- En effet, mais avec une certaine prudence quand même ! Il arrive que des gens peuvent nous voir, même sous cette forme. Suivez-moi ! »
Et d’un coup, son esprit flotte vers le ciel nocturne. Haut ! Très haut ! Je décide de le suivre. Nous franchissons la pierre, les feuilles, les arbres et la terre. Bientôt, nous sommes dans la jungle, puis après nous côtoyons la Lune.
Je vois le monde tel qu’il est, ceci semble si réel et surréaliste à la fois. Une masse verte, et au loin les montagnes.
« Continuez ! Continuez ! » crie t-il.
Et bientôt, aussi fou que cela puisse paraître, nous sommes sur les Routes Stellaires. Nous apercevons même un vaisseau de la Shinra, au loin. Je suis dans l’espace et pourtant je ne suffoque point, je ne meurs pas de froid. Enfin… Suis-je vraiment aussi vivante que l’entend le maître ?
« Vous avez débloqué un peu plus de votre plein potentiel, je suis ravi de vous avoir guidé sur une nouvelle voie encore inexplorée. Il n’y a pas de limite à cet état. Vous pouvez aller voir d’autres mondes, les étoiles… Tout.
- Peut-on interagir avec le monde matériel ?
- J’ai bien peur que la magie soit compliquée sous cette forme… Mais la puissance de l’esprit, elle, demeure. »
Les possibilités sont donc nombreuses. Alors que je m’apprête à m’aventurer plus loin, j’avoue que l’appelle de la raison me conjure de ne pas encore franchir le pas. Je ne suis encore qu’une apprentie de cette capacité extraordinaire.
« Pas aujourd’hui. Retournons donc rejoindre vos amis. Vous avez encore beaucoup à faire cette nuit. » invite le maître.
Nous retournons donc vers la Terre des Dragons. Avec une certaine précipitation et avec l’autorisation du professeur, je retourne dans mon corps. Lorsque je rouvre les yeux… Je suis entière. Je ne suis plus en esprit. Je suis moi, complètement.
Je n’ai pas bougé et pourtant, je suis exténuée. Mes amis sortent de leurs méditations aussi, non sans être dérangés par mes respirations irrégulières. Ils s’approchent de moi pour savoir si je vais bien, j’hoche machinalement la tête. Je vais bien. Je suis vivante.
« Votre amie l’Impératrice est une élève remarquable. Croyez-moi que je n’ai pas eu la chance d’avoir beaucoup d’étudiants avec autant de maîtrise et de potentiel… » reprend-il tout en caressant sa barbe, l’air pensif.
Il se tourne vers Xinya, l’air plus sérieux. Il a compris que nous n’étions pas ici par hasard. Nous cherchons quelque chose, quelque chose de précieux et qui jusqu’à présent est resté ici, confiné, caché.
« Nous voulons savoir si vous avez trouvé un moyen d’accomplir ce que nombre d’entre nous n’ont jamais pu. Avez-vous trouvé un moyen de devenir immortel ? » demande-t-elle, envahie par le désir de savoir la vérité.
Le vieux gardien se redresse.
« Suivez-moi. » dit-il simplement avant de retourner au rez-de-chaussée.
Nous le poursuivons presque avec attention, sans paraître trop pressés. Le mystère a assez duré, ma tête est à moitié retournée par l’expérience récente de pleine conscience. Il nous faut la réponse.
Il passe le seuil du pavillon et va dehors.
Derrière lui, nous fermons la marche. Il regarde le ciel, même si nous ne voyons rien ici. Sans se retourner, il commence un long discours.
« Vous devez comprendre que l’immortalité est une chose à ne pas prendre à la légère. Ne pas mourir est une chance autant qu’un fardeau qu’il faut porter chaque jour. Regardez autour de vous : j’ai vu la naissance de ce temple, j’y ai vu les beaux jours de plusieurs générations de taoïstes. Et puis, son abandon. Et aujourd’hui, je garde ces ruines qui furent autrefois le foyer de centaines d’autres. Je suis seul à présent. Oh oui ! Quelle chance d’être immortel. »
Il se retourne vers nous, l’air grave.
« Certains frères et moi avons trouvé un moyen pour rester en vie, une immortalité imparfaite. Aidés par les pouvoirs de nos esprits, nous sommes virtuellement devenus des êtres immortels, destinés à une vie éternelle mais condamnés à voir notre maison s’effondrer. Ce « cadeau » permet certes d’accéder à des choses que l’on ne pensait guère possible tandis qu’il est facile de se perdre sur la Voie et devenir quelque chose de plus sombre. »
Il pointe l’autre extrémité du temple, loin dans les ténèbres.
« Nous avons fait le choix de rester enfermés ici car notre savoir ne peut être confié à n’importe qui. Certains de mes frères me parlent encore, d’autres se sont reclus dans des parties secrètes tandis que quelques-uns ont sombré dans la folie et les ténèbres. Ils sont perdus. » avoue-t-il, fatigué et… Presque triste ?
Il nous regarde un à un, s’appuyant sur un bâton.
« Nous avons enfermé, transféré nos âmes dans des objets. Des réceptacles. Si nous mourons, notre corps se désintègre comme une feuille morte… Notre esprit retourne à cette « ancre », puis nous renaissons. Mon frère le plus puissant réside dans les profondeurs… Tuez-le et brisez son phylactère ! Le sien est un morceau de jade qu’il porte en guise de collier, un cadeau de son ancien maître… Détruisez-le, libérez-le de la folie qui l’a pris. » demande-t-il, se faisant plus pressant.
« En échange, je vous confierai le livre qui détient le secret du rituel et des réponses à vos questions. »
Je vois que Xinya a les yeux qui brillent à l’évocation du rituel, du livre et de cette immortalité « imparfaite » comme l’appelle le maître. Il va falloir descendre de nuit dans un temple à moitié en ruines… Pour vaincre un homme qui a su devenir artificiellement immortel.
Je sens qu’être trois ne sera pas de trop.
« Nous irons vaincre pour vous, maître.
- Je vous remercie. Je n’ai pas la force de le libérer… Seul. Ni le cœur je dois dire.
- Je crois que nous pouvons comprendre. L’amitié est un lien fort, qui ne disparaît jamais vraiment. »
Il hoche la tête, silencieux et visiblement abattu par ce qu’il vient de nous demander.
La voix impassible de Jiahao ne nous rassure pas vraiment. Il essaye certainement de nous dissuader, mais Xinya et moi sommes formelles. Nous devons enquêter et déterrer les secrets laissés par les prêtres taoïstes d’autrefois.
Au cœur du sud de la Chine, là où la forêt laisse place à la jungle, il existe un ancien temple du Tao. Il était habité par des fidèles qui vivaient en autarcie, coupés du monde. Si loin et si isolés qu’ils ont fini par être oubliés il y a de cela plusieurs générations.
Pourtant, ils entretenaient une correspondance avec certains autres temples, notamment ceux de Chengdu et du Mont Qing Cheng. En partant de ces vieilles lettres parfois illisibles, nous avons recueilli des informations, partielles. Les prêtres, dont le père de Xinya, ont brûlé certains textes qu’ils ont estimé être « totalement fous » et « trop dangereux pour être conservés ».
Il n’y a plus de nouvelles depuis longtemps, des siècles même, le temple est devenu silencieux. Ses habitants sont partis, ou sont morts : soit de vieillesse, soit de maladie, soit… Autre chose. Xinya nous a partagé ses premières avancées. Tous les trois, nous quittons la civilisation à la recherche de ces savoirs anciens qui n’ont pas encore été révélé à tous.
Nous avons pris mon vaisseau et sommes partis dans les profondeurs de la jungle. Au bout du territoire de l’Empire. Nous avons atterri à la tombée de la nuit. La jungle est trop dense, il va falloir continuer à pieds. Une prudence constante est de mise pour survivre.
Les courriers que Xinya a récupéré font état de « recherches spirituelles avancées » pour la sauvegarde de l’âme. Les prêtres ont cherché à revendiquer l’immortalité, ultime et véritable quête de tout taoïste, par des moyens peu communs. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir s’ils ont compilé toutes ces informations… Et les récupérer pour nos propres études.
Le temple a sombré dans l’oubli, si bien que nous ignorons même son nom. Seule la localisation a été possible grâce au témoignage du père de Xinya et les courriers conservés dans les archives du Temple de la Chèvre à Chengdu. Nous avons pris le nécessaire : du matériel pour nous aventurer dans cette région, de la nourriture en petite quantité et des armes.
Même si l’endroit est supposément abandonné depuis longtemps… Il y a peut-être des animaux sauvages. De plus, le contenu des lettres laisse penser qu’ils étaient tous versés dans des arts magiques et dans l’alchimie. Ayant une petite expérience dans la matière, je m’attends à éventuellement trouver des pièges ou des créations qui n’auraient pas dépéri avec les années.
Nous sommes donc inquiets tout autant qu’excités de découvrir les lieux.
« Nos recherches sont bien trop importantes pour nous arrêter en si bon chemin. Avançons avec prudence et tout devrait bien se passer. » répond Xinya.
Jiahao regarde un instant dans ma direction. Il sait que je suis d’accord avec elle, même si Xinya est certainement la plus entreprenante et motivée de nous trois. Elle a monnayé le soutien de la communauté taoïste du Sichuan lors de mon plan pour prendre le contrôle de la région en échange de mon aide et assistance. Soutien sans cesse renouvelé depuis pour notre cause. En sachant que je bénéficie aussi des avancées que nous faisons. Le directeur de l’Yishu Gong lui, le fait par dévotion pour le Tao. Même si je crois qu’il a d’autres motivations derrière la tête. Pas de malfaisantes, de ce que je pense savoir en tout cas.
Ceci étant dit, nous nous enfonçons dans la jungle à la lueur de deux torches. Je les fais léviter autour de nous pour que nous puissions garder les mains libres pour nos armes. Jiahao a pris une arme d’hast, une lance très fine, quant à Xinya elle a pris deux épées et des fioles de son petit atelier alchimique. J’imagine que ce ne sont pas uniquement des potions de soin. Pour ma part, j’ai opté pour mes habituelles couteaux et mes dagues. Cela devrait suffire.
Notre progression se fait lente dans la jungle, nous tâchons d’être prudents et nous faisons en sorte de rester aux aguets au cas où des animaux sauvages, des tigres notamment, viendraient tenter de nous éventrer pour se repaitre de notre chair.
Hé bien vite, cette crainte devient réalité.
On entend une branche craquée, dans les hauteurs. Nous nous stoppons immédiatement et nous nous rassemblons, dos à dos. Je fais tourner les torches un peu plus haut pour voir de quoi il s’agit. On ne voit rien dans la pénombre, la jungle est épaisse. D’autres bruits se font entendre, nous gardons notre calme même si je sens que Xinya devient de plus en plus tendue.
Elle a une formation théorique de combat qu’elle a eu avec les prêtres, mais elle n’a jamais eu l’occasion de la mettre en application contre un adversaire réel. Nous devons donc la protéger avec Jiahao. Du mieux que nous le pouvons.
« Qu’est-ce que c’est à votre avis ?
- Des animaux, certainement. Les torches ont dû les attirer. » répond Jiahao, lance brandit fièrement en direction d’un adversaire invisible.
Brusquement, un fauve surgit des hauteurs face à moi. Ses yeux et sa mâchoire remplie de crocs m’apparaissent à la lueur des flammes. Un regard de prédateur terrifiant, des traits presque démoniaques. J’ai seulement le temps de donner un grand revers avec ma main gauche pour dévier sa trajectoire et le projeter contre un arbre. Il s’écrase sur le sol avant de reprendre contrôle de ses mouvements et se tourne vers nous, une nouvelle fois prêt à bondir.
Un second tigre arrive et charge Jiahao. Il arrive à le stopper, mais les deux bêtes nous tournent autour. Depuis quand les tigres chassent à plusieurs ? Ils doivent avoir particulièrement faim ceux-là. Je ne réfléchis pas plus longtemps et j’essaye de prendre contrôle des nombreuses racines hors-sol qu’il y a autour de nous pour enchevêtrer nos assaillants.
Jiahao quant à lui, attend que le tigre fasse l’erreur de le charger pour l’empaler sur la lance. Sa force deviendra sa perte. Xinya, elle, reste blottit entre nous deux. Les bêtes grognent. Elles vont réattaquer. Je fais un geste ample des mains et les racines attachent les pattes arrière de celui en face de moi.
Il est surpris et essaye de s’échapper. Je me charge donc de faire léviter une de mes dagues pour lui planter profondément dans le torse. Il lâche un long grognement suivi d’un couinement plaintif et s’écroule, toujours pris au piège. Le second tigre, entendant la supplique de son confrère, prend immédiatement la fuite.
« On l’a échappé belle.
- J’aurai préféré éviter de tuer ce tigre…
- Parfois, nous n’avons pas le choix. Merci, en tout cas, vous deux. »
Je récupère ma dague et la nettoie tandis que j’appose une main sur la crinière du tigre mort. Pauvre bête. Puisse-t-elle me pardonner, c’était moi ou elle. Et j’ai préféré moi.
« Continuons notre chemin, le temple ne doit plus être très loin. » lancé-je à Jiahao qui acquiesce immédiatement.
Nous reprenons notre voie dans la jungle. Le terrain devient de plus en plus accidenté, de plus en plus en pente. On s’accroche aux racines, aux branches et aux lianes pour ne pas tomber. C’est un peu l’aventure pour rejoindre cet endroit abandonné. Nous nous laissons parfois surprendre par un vol de chauve-souris ou le bruit d’insectes étranges que nous ne connaissons pas.
Et enfin, après une bonne heure de traversée, nous atteignons ce que nous pensons être l’entrée. Un pavillon accolé à une montagne de la jungle... Ou alors nous sommes au fond d’une sorte de petite vallée. Les taoïstes et les bouddhistes ont parfois des lieux de culte creusés à même la roche ou qui s’étendent dans les profondeurs. Ces endroits sont souvent nommés des « caves ».
Cette entrée est en mauvais état. La végétation a pris ses droits sur ce lieu et il n’y a pas vraiment de traces de quoique ce soit. Cependant, fait important : l’entrée est scellée. Un large pan de pierre taillée barre la route, empêchant notre progression dans le temple souterrain.
« La voie est close. » prononce Jiahao.
Je me permets d’un geste d’enlever les lianes qui courent le long de cette pierre circulaire, histoire de voir ce qu’il y a marqué dessus. Au centre, de façon peu surprenante, il y a le caractère du Tao : « 道 ». En haut et en bas, il y a la présence de ce qui est appelé communément par les étrangers : le yin et le yang. Sur les côtés, des caractères désignant les points cardinaux et les éléments qui y sont associés. Et enfin, tout autour de ce sceau, il y a une succession de symboles parfois peu visibles à cause de l’usure.
Je prends l’initiative d’utiliser un peu de magie pour relancer les deux braseros qui se tiennent des deux côtés de l’accès. Avec quelques bouts de bois, les restes de charbon et de magie du feu, cela devrait permettre d’éclairer un peu mieux.
« Je vais essayer de décoder ce sceau… Il doit bien y avoir une raison pour laquelle il est là. » dit-elle, soudainement prise de la fièvre du chercheur.
Pendant ce temps, Jiahao et moi montons la garde. La jungle est un environnement hostile et quelque chose me dit que cela va se confirmer bientôt. On ressent une forte présence. L’air est lourd, et ce n’est pas que du fait de l’humidité de la région.
« Huayan, peux-tu essayer de forcer le sceau ?
- C’est-à-dire ?
- Fait rouler le sceau sur les côtés ou ouvre-le, de force.
- Je peux essayer, oui. »
Je quitte Jiahao un instant.
Je me focalise sur la porte. Xinya s’écarte. Je projette mon esprit autour de ce sceau qui bloque la cave. J’essaye de le faire rouler sur la droite. Il y a une énorme résistance. Je continue de forcer mais rien ne se passe à part que la pierre craque et se fissure un peu à certains endroits sous la pression de mon emprise.
On va essayer dans l’autre sens.
Je refais le même exercice. Rien ne se passe. Je n’ai pas envie d’abîmer trop cette unique porte d’accès donc je passe à l’écartement. Je tente de séparer du mieux que je peux… Mais la pierre reste entière et tient bon. Je sens une résistance magique en plus du mécanisme.
« Il y a de la magie autour de ce sceau. Il a été scellé de l’intérieur… Il faut trouver comment l’ouvrir de l’extérieur.
- Hum… Je vais essayer de déchiffrer les caractères pour voir ce que le sceau dit.
- Tu veux de l’aide ?
- J’aimerais bien, mais je préfère que tu aides Jiahao pour la garde… Si on est attaqués, nous sommes mal équipés pour tenir longtemps.
- Très bien. »
Je retourne en bas des quelques marches avec Jiahao. De l’extérieur, l’entrée n’est pas si impressionnante, sceau mis à part, l’intérieur promet d’être plein de surprises, c’est presque sûr. L’entrée scellée a été enchantée. Une pierre telle que celle-ci, j’aurai pu la forcer, j’en suis presque sûre. Là, j’ai à peine réussi à lui faire de petites fissures… Trop risqué de passer par la force. Cela pourrait enclencher des pièges.
En parlant de force, il va nous en falloir car au fil des minutes qui passent, d’étranges lueurs apparaissent dans la jungle. Et ce ne sont pas des lucioles. Jiahao et moi savons très bien de quoi il s’agit… Et manifestement, le fait que nous tentions d’entrer dans les lieux les intéressent beaucoup.
Au début, ils semblent attendre… Et puis au fur et à mesure ils se rapprochent. Lentement, ils glissent le long de la pente. On sent des bruissements. Ils sont plusieurs. Sinon ce serait trop facile bien sûr…
« Tout va bien de votre côté ?
- Des sans-cœurs approchent ! Dépêche-toi de trouver un moyen d’ouvrir ! » lancé-je tandis que je sors déjà mes armes blanches pour combattre ces affreuses créatures.
« J’espère que tu es en forme Huayan.
- Contre les sans-cœurs, toujours.
- Tâchons de les garder à distance pour garantir la sécurité de Xinya.
- Avec plaisir. »
Sur ces mots, il s’élance, faisant tournoyer sa lance dans les airs pour finalement frapper un grand coup sur un petit sans-cœur qui n’a rien vu venir. Il enchaîne ensuite des frappes dignes des grands maîtres d’arts martiaux. Ne le laissant pas seul, je commence à faire projeter les flammes du brasero pour créer un demi-cercle fasse à nous. L’objectif étant d’éloigner ces bestioles des ténèbres.
J’en profite pour rajouter quelques éclats de flammes de mes mains pour alimenter notre protection embrasée. La jungle est humide, cela ne fonctionnera pas longtemps : il n’y a pas assez de combustibles secs. Quelques sans-cœurs couinent face à ce tour de magie et reculent, mécontents et enragés.
D’autres, plus malins, grimpent dans les arbres pour bondir par-dessus les flammes et nous attaquer des hauteurs. Ils fallaient vraiment qu’ils construisent le temple ici ?
« Attention ! En haut ! » crié-je pour prévenir Jiahao.
Ce dernier lève l’acier de sa lance vers le ciel pour laisser simplement le chétif sans-cœur dessus pour rejoindre immédiatement le néant. J’en saisis deux autres en un battement de cils et ils s’enfoncent avec force dans les flammes pour disparaître à leur tour. L’espace d’un court instant, nous profitons d’une maigre accalmie pour reculer et retourner sur les marches de pierre envahies par les plantes grimpantes.
Cependant, ce calme n’est que de courte durée.
Bientôt, de nouveaux yeux jaunes apparaissent dans la végétation, plus nombreux, plus gros aussi. A travers le rideau de flammes, des sans-cœurs ayant adoptés une forme féline se fraient un chemin jusqu’à nous. Jiahao ne se laisse pas impressionner et se prépare à riposter.
Les trois bêtes de ténèbres s’avancent lentement vers nous, se préparant à bondir. Je profite de leur concentration pour user des plantes grimpantes qui viennent s’accrocher soudainement à leurs pattes arrière. Jiahao s’élance alors pour planter sa lance dans une créature. Elle ne disparaît pas, mais elle est blessée et essaye de donner des coups de griffes tout en se débattant comme les autres pour s’échapper.
J’en maintiens une plaquée contre les marches de pierre, je l’écrase grâce aux racines épaisses et dures. Quant à la troisième, je la projette en arrière et l’enserre de flammes qui ont bien vite fait d’avoir raison du sans-cœur qui s’évapore. Jiahao continue de donner des coups de lance à sa cible.
Il recule d’un pas puis jette sa lance qui vient transpercer le monstre, qui disparaît à son tour. Il saute presque par terre pour récupérer son arme et reprendre une position défensive, prêt à répondre à la moindre agression. Avant que d’autres n’arrivent, je tue l’enracinée.
A nouveau, nos yeux cherchent à savoir quels yeux jaunes vont nous sauter dessus. Dans une vaine tentative de les éloigner, j’essaye de dresser brièvement les flammes encore plus haut. Elles reculent de quelques pas, avant de se rapprocher encore.
« Xinya, il va falloir que tu accélères, il y a trop de sans-cœurs !
- Je fais ce que je peux, le mot de passe est un poème et je dois m’en rappeler !
- De quel poème il s’agit Xinya ? » demandé-je sans quitter des yeux les monstres de l’autre côté des flammes.
Soudainement, plusieurs créatures sautent des arbres en hauteur pour atterrir devant et autour de nous. Je regarde Jiahao un bref instant avant de lui ordonner :
« Va à la porte avec Xinya, maintenant ! »
Il hésite un instant puis saute vers l’arrière pour se replier près de notre acolyte qui tente d’ouvrir la porte du temple oublié. Nous sommes encerclés et les flammes ne servent plus à grand-chose. Il va falloir que j’use de mes pouvoirs, un peu plus… Toujours plus pour les renvoyer là d’où ils viennent.
Après un bref instant, ils commencent à s’élancer sur moi. Je les repousse en les faisant voltiger dans les airs… Mais quelques roulades et une chute ne suffisent pas à les renvoyer dans le néant. Ils reviennent constamment, comme un flot sans fin que je réprime du mieux que je peux. Plus cela s’amplifie, plus je me concentre et je plus je gagne en puissance.
« Huayan, tu connais le poème de Bai Juyi qui s’appelle : « 花非花 » ?!
- Oui, mais je suis légèrement occupée là ! » répondis-je tout en gardant ma concentration sur nos agresseurs.
Je profite d’une nouvelle vague de sans-cœurs mineurs sur moi pour générer une onde de choc avec moi-même en tant qu’épicentre. Les pierres se fissurent, les branches se déchirent et les sans-cœurs volent dans tous les sens pour aller s’écraser lourdement sur le sol.
Je joins les mains et me concentre mon concentrer une force psychique majeure en un point. Je le fais avec vitesse et application car les sans-cœurs vont bientôt revenir à la charge. J’augmente la pression, encore et encore, comme une casserole sur le feu.
Lorsque les premiers sans-cœurs se relèvent et se préparent à sauter sur nous pour nous submerger par le nombre. Je relâche l’implosion qui déchire le silence de la nuit, quelques arbres à proximité sont touchés et commencent à s’effondrer sur nos ennemis tandis que d’autres ont simplement disparu dû à la puissance libérée sur eux.
Je n’attends pas de contempler l’état des créatures, je me retourne et gravie les marches pour rejoindre mes deux compagnons d’aventure. J’arrive à leur niveau, Xinya concentrée sur le poème.
« Le poème est la clef pour ouvrir ?
- Oui ! Je connais le début, mais pas la fin… Aide-moi s’il te plaît !
- Commence ! »
Je jette un œil vers ces yeux jaunes inquiétants qui commencent à se rassembler suite à ma dispersion forcée. Ils ne vont pas tarder à se jeter sur nous. Comment se fait-il qu’il y en ait autant ici ? Ils semblent attirer par nous… Ou autre chose ?
« 花非花 – The bloom is not the bloom »
Jiahao chope en plein vol un sans-cœur sauteur et le transperce au sol d’un coup bien placé.
« 雾非雾 – The mist is not the mist »
Je lance une boule de feu en bas des marches pour tenter de freiner les plus lâches.
« 夜半来 – At midnight she comes »
Je récupère des morceaux d’écorces arrachés par l’explosion psychique pour les utiliser comme pieux à projeter sur les créatures aux yeux jaunes.
« 天明去 – And goes again at dawn »
Une nouvelle panthère ou tigre enténébré se dresse devant nous après avoir bondi à travers les flammes. Jiahao s’empresse de la charger tandis que j’éloigne les autres adversaires en les brisant en deux dans les airs pour qu’ils s’évaporent. Sales monstres !
« Huayan, la suite s’il te plaît ! » appelle Xinya.
Je me concentre sur mes souvenirs. Bai Juyi est un des grands poètes classique… Des textes simples. Il faut penser simple, proche de la vérité. Je le retrouve bien vite au fin fond de mon esprit.
« 来如春梦几多时 – She comes like a spring dream – How long will she stay ? »
Xinya a les yeux qui s’illuminent, signe qu’elle se rappelle certainement la suite, je me retourne vers le combat. La panthère disparaît, Jiahao se replie tandis que je continue de briser les nuques des sans-cœurs à la chaîne.
« 去似朝云无觅处 – She goes like morning cloud without a trace. »
Et alors que Xinya finit le poème. Nous entendons un grondement dans la pierre. Je jette un rapide coup d’œil pour voir de quoi il s’agit. Les caractères gravés, tels des runes, s’illuminent d’une lueur blanche alors que le mécanisme se met en route.
La porte s’ouvre enfin. Xinya s’empresse de rentrer suivie par Jiahao et moi-même. Lorsque nous sommes du bon côté, nous continuons de maintenir les bêtes des ombres à distance pour les empêcher de s’engouffrer dans ce lieu sacré.
Après un bref moment de pause, les lourdes pierres se remettent en marche et se referment : j’ai à peine le temps de lancer une sphère explosive pour disperser une bonne fois pour toutes les aberrations qui tentent de nous poursuivre.
Le calme revient, le silence aussi. Seules nos respirations, quelque peu rapides après cet instant d’inquiétude et d’adrénaline, se font entendre. Nous nous appuyons sur les parois fraîches et humides de la terre.
Nous sommes dans un escalier sculpté à même la pierre, qui descend dans les profondeurs. Les murs du tunnel et le plafond sont restés « bruts », à peine taillées. Seules deux idoles de dieux ayant perdues leurs couleurs réparties de chaque côté de cette entrée nous confirment que nous sommes bien dans un temple taoïste.
« C’était moins une… Merci vous deux. » avoue Xinya, légèrement secouée.
Instinctivement, je lui caresse un peu l’épaule pour la rassurer tout en souriant un peu.
« Ne t’en fais pas trop, je ne les aurais pas laissés vous faire du mal. » dis-je, tout en regardant Jiahao au passage.
Ce dernier se redresse et descend quelques marches pour inspecter un peu les lieux. Des lumières viennent d’en bas, mais nous ne pouvons pas vraiment voir de quoi exactement de là où nous sommes. Y a-t-il une chance pour que l’endroit soit encore habité par des prêtres ou des moines ?
On entend le murmure discret de l’eau, ou plutôt ses échos, le long des parois. Nous décidons d’avancer, sur nos gardes malgré tout. Marche après marche, nous descendons vers le temple souterrain. Si des sans-cœurs étaient à l’extérieur, peut-être que certains ont pu se glisser ici pour troubler la quiétude des lieux.
« Cela me paraît bien lumineux pour un souterrain… » glisse Xinya pendant notre descente.
Elle n’a pas tort. Et bien vite, nous comprenons qu’il ne s’agit pas d’un temple dans la terre. Nous ne sommes qu’à un passage vers « autre chose ». Un nouvel espace perdu et oublié dans le temps, ici et ailleurs à la fois.
En bas des escaliers, c’est silencieux et submergé par la singularité des lieux que nous découvrons ce temple d’autrefois. Une multitude de bâtiments en pierre, parfois troglodytes, parfois extérieurs portent les signes des offices passés tandis qu’un dédales de marches taillées à même la roche circule pour relier cet ensemble architectural pour mener à ce que j’imagine être la structure principale.
Le temple n’est qu’en partie souterrain : nous sommes dans une sorte de canyon à moitié couvert par la pierre, l’autre partie étant camouflée par la canopée : la lumière de la lune passe à travers les feuilles pour donner quelques écrins de lumière bienvenus dans les profondeurs.
Nous sortons de notre surprise pour avancer de quelques pas sur une cour circulaire. En face de nous, un petit pavillon de pierre. A droite, la route sous la canopée menant au temple principal et à gauche, les escaliers vers les salles d’en bas, dans la terre elle-même.
La végétation a envahi les lieux, les plantes grimpent et profitent des fissures de la pierre pour se glisser partout. S’il y a encore des habitants ici, ils ne sont plus assez nombreux ou en âge d’entretenir les lieux comme à l’époque.
Cependant, la présence de quelques braseros allumés, disséminés un peu partout dans cette étroite vallée, nous informe qu’il y a encore « quelque chose » qui réside ici. Jiahao se dirige instinctivement vers la gauche pour observer où mènent les escaliers. Les ténèbres sont épaisses à cette heure-ci, difficile de cerner clairement ce qui se trouve en contrebas.
« Vous pensez qu’il y a des pièges ici ? » demandé-je à mes deux amis.
Xinya se retourne vers moi, l’air dubitative.
« Je ne pense pas… C’était un temple, certes isolé, mais pas particulièrement dangereux d’après les écrits. »
« Je pense qu’il est plus intelligent d’aller au temple principal d’abord. Si des gens habitent encore ici, ils doivent être proches de lui.
- En effet, faisons cela. »
D’un air entendu, nous partons donc sur notre droite, dans la partie la plus lumineuse. Nous empruntons les marches sculptées abîmées par le temps, le ruissellement des eaux de pluie et l’abandon apparent des lieux. Une légère brise se lève et fait murmurer les feuilles des arbres au-dessus de nous. Ils sont très hauts, loin. Comme un plafond de verdure.
En silence, nous marchons lentement mais sûrement vers le temple principal dont la silhouette devient de plus en plus nette au fur et à mesure que nous progressons entre les bâtiments abandonnés plongés dans le noir.
Un temple de cinq étages construit au milieu d’un lac naturel, le bruit de l’eau est intensifié par la fine cascade qui l’alimente. Une « porte », une structure en bois traditionnel, nous indique qu’il y a un chemin pour traverser et rejoindre l’épicentre des lieux.
L’édifice, éclairé par quelques braseros et par la Lune, semble mieux entretenu que le reste. Seules les tuiles des cinq étages sont recouvertes d’une fine couche de verdure. J’aperçois brièvement une forme humaine, mais elle disparaît aussitôt : je ne suis pas vraiment sûre de ce que j’ai vu.
Nous arrivons enfin sur le passage. Quelques dalles posées sur l’eau, couvertes d’herbe fraîche, puis un nouvel escalier qui mène à l’entrée du temple principal. Il n’y a pas de pièges apparemment… Ou alors, nous ne les soupçonnons pas. Après tout, les religieux en ermitage mettent rarement des défenses partout, ils sont isolés et loin de tout.
Alors que nous arrivons sur l’îlot artificiel au milieu du lac, les portes du bâtiment s’ouvrent. Nous apercevons des bougies rituelles allumées sur une table devant une statue de notre guide à tous, Laozi. Instinctivement, nous saluons respectueusement la figure qui a créé notre religion. Puis nous décidons de rentrer.
L’intérieur est entretenu. L’endroit est pauvre, et il n’y a rien de superflu. La sculpture est en excellent état : cela tranche avec le reste des sites abandonnés que nous avons aperçu en venant jusqu’ici. Il y a quelqu’un ou quelque chose ici, c’est presque certain désormais.
Après un rapide recueillement fait avec ferveur et sérieux, Jiahao se tourne vers les escaliers menant aux étages :
« Je vais aller voir, restez-ici en attendant que je redescende. »
Et soudain, une voix nous vient de derrière nous, sur le seuil de la porte :
« Inutile, vous ne trouverez rien en haut. »
Nous nous retournons pour voir qui est le propriétaire de cette voix rassurante, calme… Mais surtout inconnue.
Un homme, visiblement âgé et en habits de moine taoïste se tient devant nous à l’aide d’un bâton. Si Laozi n’était pas parti il y a des siècles, je croirais que c’est son sosie, tenue à part. Une fine barbe blanche aux reflets gris achève de terminer cette ressemblance troublante. Il brise le silence en nous approchant de plus près.
« Je ne voulais pas vous déranger pendant vos salutations à notre maître à tous, Laozi. Je suis content de voir des croyants se présenter après tant d’années. »
Il marche lentement, non du fait de la vieillesse, mais par envie. Il semble se laisser porter par une énergie que je ne saurais définir. C’est un sage, un ancien. J’ai toujours été admirative de ces gens capables de se détacher du commun des mortels avec pour but de s’élever au niveau d’un « ailleurs » mystique parfois inconnu.
« Quels sont vos noms, courageux visiteurs ?
- Courageux ?
- Vous avez pu rentrer, vous avez pu donc déjouer les pièges et risques de la jungle. » répond-il en souriant très légèrement.
Il tourne son regard vers moi. En temps normal, j’aurai tendance à me protéger de ces yeux qui cherchent à lire en moi, mais en tant que taoïste, je le laisse faire. J’ai envie qu’il voie en moi et qu’il soit émerveillé des dons que le Tao m’a confié.
« Mon nom est Jiahao. Je suis un prêtre taoïste et un maître du Tai Ji Quan. Voici Long Xinya, une taoïste qui s’évertue à explorer notre alchimie rituelle et voici…
- L’Impératrice Céleste Éternelle Meng Tian. »
Un léger silence s’installe parmi mes confrères surpris par la connaissance de notre hôte. Je suis moi-même perturbée mais je pense que notre « ami » a beaucoup de choses à nous apprendre sur sa situation et son savoir du monde.
« Comment le savez-vous ? » demande Jiahao, étonné.
Le vieil homme s’assoit sur une simple chaise et sourit.
« Je n’ai pas besoin de sortir pour connaître l’état du monde, mes enfants. Vous êtes au cœur d’un lieu qui a su aller très loin dans la compréhension de la Voie et des enseignements de notre maître. » prononce-t-il lentement tout en regardant la statue dorée de Laozi.
« Sans franchir sa porte, connaître le monde entier. Sans regarder par la fenêtre, entrevoir le chemin du ciel… Plus on voyage, plus la connaissance s’éloigne. C’est pourquoi le sage connaît sans se mouvoir, comprend sans examiner et accomplit sans agir. » répète-t-il.
Pour nous, il est facile d’identifier les paroles de Laozi.
« Je dois dire que je suis honoré de faire votre connaissance, Votre Majesté. Je ne vous cache pas que c’est la première fois que je rencontre un membre aussi éminent de la famille impériale.
- Nous sommes loin de la cour, Maître. Vous pouvez m’appeler par mon vrai prénom, je n’en serai pas offensée.
- Bien, bien. »
Il se redresse et vérifie que les bougies continuent de brûler normalement. La cire rouge coule peu à peu, lentement mais sûrement.
« Que peut le Maître du Temple de la Nuit pour vous ? » demande-t-il tout en surveillant les bougies et l’état de la statue.
« Racontez-nous l’histoire de cet endroit, s’il vous plaît. » demandé-je immédiatement, envahie par la curiosité des explorateurs en herbe.
Il ricane gentiment dans sa barbe avant de se retourner vers nous, puis vers la chaise. Il nous présente des coussins pour nous asseoir.
« Même un résumé risque de durer un certain temps, vous devriez vous mettre à l’aise. » annonce-t-il.
Modestement, nous obéissons et nous asseyons. A la lueur des bougies, le visage de l’homme semble prendre une nouvelle expression, une figure plus joyeuse. Pas mélancolique ou triste, seulement un certain plaisir à raconter ce qui fut.
« Il y a des siècles de cela, la Dynastie Han s’est effondrée. L’un des éléments déclencheurs fut la Révolte des Turbans Jaunes. Comme vous le savez probablement en tant que personnes instruites et taoïstes, ce mouvement sectaire de notre religion avait de bonnes intentions… » commence-t-il calmement.
« Mais s’est vite perdu dans l’extrémisme, la violence et le chaos. » achève-t-il sur un ton un peu plus sérieux.
« Réprimés et renvoyés devant leurs responsabilités, les chefs de cette révolte sont morts. Cependant, certains des membres moins importants de la secte ont décidé de faire amende honorable en s’écartant des affaires politiques et en créant ce temple isolé dédié aux ermites et à la cultivation de soi. Les premiers maîtres des lieux étaient des hommes qui avaient une conscience alourdit par les années de guerre mais qui pensaient pouvoir se racheter en construisant un lieu de paix. » explique-t-il alors.
Il détourne son regard pour regarder l’entrée du pavillon, comme s’il voyait les gens d’autrefois fouler encore les lieux. Cet homme est plein de souvenirs, d’anecdotes et d’histoires, c’est presque certain.
« Le nom du temple n’a pas été choisi par hasard, nous avons suivi les enseignements de notre Maître qui a atteint ce que nous souhaitons tous : un état supérieur, éclairé et libéré des tourments terrestres. « Son esprit devint aussi vaste et incommensurable que le ciel nocturne. ». Le Temple de la Nuit a eu pour tradition d’atteindre cet objectif : l’ouverture de notre esprit a bien plus.
- Et vous avez réussi.
- Oh, oui. Dans une certaine mesure. » répond-il tout en souriant légèrement.
« Votre quête de connaissances est noble, vous trois. Vous avez déjà une discipline, un esprit aguerri. Je décèle cependant une grande puissance, un pouvoir au cœur de votre être, Songzi Huayan. » dit-il tout en me regardant avec un regard désormais plus perçant.
Xinya s’empresse d’appuyer la curiosité du gardien des lieux.
« Notre amie est un maître dans l’art d’user de son esprit. C’est la plus puissante taoïste que j’ai vu de toute ma vie, capable de choses que vous ne pouvez imaginer. » tente t-elle.
Le vieil homme se tourne vers elle, toujours calme et posé :
« Oh si, j’imagine très bien. »
Sans bouger ni faiblir et sans un mot, la poussière du pavillon se met en mouvement. Tournoyant autour de nous pour former une tornade silencieuse, lente et gracieuse. Puis, lorsque l’étonnement laisse place aux questionnements, elle disparaît à travers la porte pour rejoindre l’extérieur. Xinya se tourne vers moi pour savoir si c’est moi qui fait ça, mais en l’occurrence : non.
« Vous avez encore des choses à apprendre, nous avons tous toujours quelque chose à apprendre. » dit-il, toujours assis.
« Vous êtes venus en quête d’un savoir caché et je ne vais pas vous empêcher de l’atteindre : vous voulez vous rapprocher de la Voie et qui suis-je pour vous arrêter ? » reprend-il.
« Je veux bien vous accompagner cette nuit dans votre voyage, mais je dois malheureusement vous imposer deux conditions.
- Nous les respecterons.
- Bien. »
Je sens que Xinya est animée par une énergie invisible, une curiosité et un désir de connaissances, de découvrir des secrets cachés. Elle dédie sa vie à trouver des réponses à ses questions et le fait que nous soyons éventuellement à porter de ces derniers la fait frémir d’impatience.
« La première : jamais vous ne devrez parler de nous, à quiconque. Personne ne doit savoir où est le Temple de la Nuit et s’il y a encore des êtres y résidant. Si l’on vous pose la question : les prêtres et les moines ne sont plus là, les lieux sont abandonnés.
- Vous n’êtes pas seul ici, maître ?
- Chaque chose en son temps, mon enfant.
- Oui, pardon.
- La seconde condition : Songzi Huayan devra me montrer l’étendue de son esprit et si elle est capable d’instrumentaliser l’état ultime de la méditation taoïste. Si vous y arrivez, je vous dirai où trouver ce que vous cherchez ici. Si vous échouez… Hé bien vous devrez vous débrouiller seuls. Et le temple est grand… Très grand. »
Il sourit vaguement puis se lève, toujours avec cette énergie étrange. Je ne saurais comment nommer ce qui se dégage de lui. C’est comme s’il était là et ailleurs en même temps. Comme si le maître était habité par une aura… Mystique ?
« Suivez-moi, allons passer votre leçon ensemble. »
Nous décidons de lui suivre dans une pièce au premier étage. Nous montons prudemment les escaliers de bois un peu étroits pour le rejoindre, le grincement des marches nous rendant très délicats dans nos appuis. C’est une salle de méditation, en très bon état elle aussi par rapport aux restes des sites abandonnés.
L’ambiance des lieux est… Clair obscur disons. La lumière de la Lune passe à travers des vitraux qui semblent amplifier légèrement son rayonnement, permettant ainsi de voir sans bougies. Cependant, cela n’empêche pas qu’il y a une luminosité plutôt faible et que de nombreux espaces sont plongés dans le noir le plus total. On entend vaguement le bruit de la cascade, si l’on se concentre suffisamment.
« Voici la porte vers l’ultime maîtrise de votre esprit. C’est ici que vous franchirez un nouveau pas dans votre quête de savoirs. Prenez des coussins ! Méditons tous ensemble. » annonce-t-il le sourire aux lèvres.
Xinya et Jiahao se mettent en position, non sans échanger quelques regards interrogateurs : quel est l’objectif du gardien ? Alors que je m’apprête à faire de même, la voix du vieil homme résonne dans mon esprit.
« Vous connaissez la méditation taoïste, allez au maximum. Trouvez le fleuve et laissez-vous emporter dans son immensité, ne devenez qu’un. La Voie sera claire à ce moment-là. Je vous attends dans l’eau. »
L’eau.
Cet élément si important pour nous, taoïstes. L’eau, le fleuve, sont souvent utilisés comme des métaphores pour exprimer l’univers et comment « flotter » avec aisance. La Voie serait donc à sens unique, s’y opposer ou résister à ses flots reviendrait à lutter contre le destin lui-même. La suite logique des choses.
Il faut donc suivre les courants pour nager à son avantage.
Que le vieux maître sache utiliser la télépathie ne m’étonne guère, à ma grande surprise. Lorsque j’étais enfant, je me souviens que Xupeng m’avait fortement conseillé de faire de la méditation pour canaliser mes pouvoirs innés qui apparaissaient peu à peu… Même si j’ai réussi à les réguler, les contrôler ainsi, mes capacités ont été décuplées avec le temps.
Il est probable que cela soit pareil pour le gardien des lieux.
Un peu contraints mais souhaitant en apprendre plus, nous nous plongeons dans cette introspection spécifiquement demandée par le maître. Avant de fermer les yeux, je ne peux m’empêcher de ressentir une énergie si particulière au sein même de ce dernier. Quelque chose de mystique… De surnaturel presque.
Et alors que mes yeux se ferment, il est temps de chercher au fond de moi-même cet état. La méditation n’est pas une activité reposante. Elle permet de s’apaiser, de chercher la vérité et la paix intérieure : l’harmonie. Nous oublions le stress, la peur et toute émotion. Le calme.
Nous marchons sur un lac, une nuit sans lune. Cette vaste étendue d’eau reflète le ciel obscur sans aucune imperfection, un miroir. Un miroir parfait. Nos chemins se quittent et nous regardons sous nos pieds, dans les profondeurs des eaux de notre esprit.
Chacun a sa technique. L’une d’entre elles, que j’affectionne beaucoup est de créer un lieu de repos en notre sein. Un endroit que l’on tire de la réalité ou de l’imaginaire. Je me retrouve donc dans un grand manoir chinois traditionnel, de nuit toujours.
Les lumières sont éteintes et la pleine Lune a fait son apparition haut dans les cieux. Je marche le long des bâtiments, dans un couloir extérieur menant à mon « jardin secret » comme j’aime tant l’appeler. Un petit cheminement de dalles finement taillées, s’avançant dans un étang.
De chaque côté, un saule pleureur. Des nénuphars et des lotus en pagaille à plus d’un mètre du centre où trône l’un des symboles du taoïsme peint sur les pierres communément appelé le « yin et le yang ». C’est ici que je me remets en position de méditation, dans cet espace sûr et privé.
L’eau.
Je repense à ce qu’a dit le maître. Il faut se laisser guider, flotter au gré des courants. Je continue de fouiller en moi, de chercher cette énergie et de la cultiver. Une force silencieuse, puissante au sein de chaque individu, chaque être. Il ne tient qu’à nous de l’élever et d’arriver à l’user.
Il n’y a pas un bruit. Je ferme encore une fois les yeux. Je me concentre. J’essaye de sentir la « Voie » dont parle le maître avec tant de calme. Je me pense en poisson dans les flots de ma conscience, mais bien vite je sens comme une limite.
Je sens l’énergie en moi. Je suis au plus près d’elle. Je n’arrive pas à aller plus loin. Je ne sais pas vraiment ce que je dois faire à cet instant, comment franchir la barrière ? Comment aller au-delà de cette source ? Est-il seulement possible de ressentir au-delà ?
« La limite existe-t-elle vraiment ? » retentit la voix du maître, comme un écho autour de moi.
Qu’entend-il par-là ?
La limite est-t-elle réelle ? Je crois que oui… Du moins, c’est ce que j’ai toujours cru. Cette limite serait-elle une création de mon propre esprit ? Comme une frontière qu’il aurait créé seul, inconsciemment ?
Je décide alors de changer d’approche : je lâche prise. Je deviens unie à cette source au fond de moi. Je me laisse guider, je cherche à la ressentir. Elle se déploie en moi, dans chaque filament de mon être.
La seule façon d’accomplir est d’être a dit Laozi.
L’union. Il faut chercher à se synchroniser, je dois me laisser absorber pour pouvoir me mouvoir pleinement. La solution est là, je ne dois pas survoler le fleuve, je dois plonger dedans entièrement.
Je lâche tout contrôle tout en maintenant ma concentration sur la méditation. Je sens l’énergie grandir comme jamais auparavant. Je la sens partout, de plus en plus forte, de plus en plus loin, de plus en plus puissante. Je ne connais pas cette sensation si étrange.
Pourtant, je la laisse faire. Je me sens glissée vers un autre état. Un autre plan, mon esprit a accès au corps, au monde, à l’univers. La Voie est partout, la Voie est tout et rien à la fois. Je ne fais qu’un avec elle. Je fais partie d’elle.
J’ouvre les yeux.
Je flotte dans la salle de méditation. Jiahao et Xinya sont là. Je suis légèrement en hauteur. Le maître est en face de moi. Les mains jointes dans le dos, souriant. Flottant lui aussi, son corps étant légèrement… Transparent, comme un esprit…
Comme devinant mes pensées, il écarquille légèrement les yeux et d’un signe de tête désigne ce qu’il y a en-dessous de moi. Je m’exécute et voit… Moi ? C’est moi !
Je suis morte pendant la méditation ? Je me sens paniquée. Le maître s’approche vite de moi et m’aide à me calmer :
« Vous avez réussi ! Vous avez atteint l’un des plus puissants pouvoirs de la méditation !
- Je suis… Décédée ?
- Bien sûr que non ! Approchez de votre corps, il est encore vivant. »
Je me dépêche de descendre pour me mettre à genou devant moi. Je vois ma respiration. Lente et concentrée. Je ne suis donc pas morte… Alors qu’est-ce que je fais à flotter dans les airs ? Comment je retourne à moi ? Qu’est-ce que c’est que cet état ?
Je me retourne vers le maître. Lui aussi son corps a l’air normal, pourtant je vois son âme flottée comme la mienne dans la pièce. Il me regarde, toujours légèrement souriant. On dirait qu’il est fier.
« Je ne m’étais pas trompé sur vous. Quel dommage que nous ne nous soyons pas connus plus tôt. De multiples questions doivent vous assaillir à présent, je vais essayer d’y répondre pour être passé par-là moi-même. » commence-t-il tandis que je ne me sens toujours pas bien dans cette situation.
« Nous ne sommes pas morts. Nous avons uni nos esprits avec le Tao, l’Univers, le rien et le tout. Nous avons déployé nos esprits au-delà des limites de notre corps. Tout le monde ne peut pas faire cela. Notre esprit suit les flots de la réalité et ainsi, il peut voguer sans les contraintes du monde matériel. » continue-t-il, toujours posé.
Il est vrai que c’est peut-être l’absence de corps qui me fait me sentir mal à l’aise pour le moment. J’essaye de rester calme : si nous sommes toujours en phase de méditation, il faut rester concentrés sinon je ne sais pas ce qui pourrait se produire sous cette forme…
« Nos corps sont des ancres. Nos bateaux peuvent s’éloigner mais il faudra toujours revenir à elles… Mais avant cela, je vais vous montrez comment voyager sans bouger d’ici. » conclut-il.
Et ainsi, il m’invite à le suivre toujours en flottant dans les airs. J’ai envie d’en savoir plus, alors je le suis non sans jeter un dernier regard vers mon corps… Et c’est une sensation des plus étranges, je dois l’admettre.
J’ai mon cerveau qui est mobilisé comme rarement auparavant et pourtant j’ai la sensation d’être apaisée, calme.
Nous partons vers l’extérieur, traversant les murs sans aucun problème, aucune résistance. Je ne peux m’empêcher de dire :
« C’est comme ça que vous m’avez « suivi » sans bouger d’ici, n’est-ce pas ?
- En effet, mais avec une certaine prudence quand même ! Il arrive que des gens peuvent nous voir, même sous cette forme. Suivez-moi ! »
Et d’un coup, son esprit flotte vers le ciel nocturne. Haut ! Très haut ! Je décide de le suivre. Nous franchissons la pierre, les feuilles, les arbres et la terre. Bientôt, nous sommes dans la jungle, puis après nous côtoyons la Lune.
Je vois le monde tel qu’il est, ceci semble si réel et surréaliste à la fois. Une masse verte, et au loin les montagnes.
« Continuez ! Continuez ! » crie t-il.
Et bientôt, aussi fou que cela puisse paraître, nous sommes sur les Routes Stellaires. Nous apercevons même un vaisseau de la Shinra, au loin. Je suis dans l’espace et pourtant je ne suffoque point, je ne meurs pas de froid. Enfin… Suis-je vraiment aussi vivante que l’entend le maître ?
« Vous avez débloqué un peu plus de votre plein potentiel, je suis ravi de vous avoir guidé sur une nouvelle voie encore inexplorée. Il n’y a pas de limite à cet état. Vous pouvez aller voir d’autres mondes, les étoiles… Tout.
- Peut-on interagir avec le monde matériel ?
- J’ai bien peur que la magie soit compliquée sous cette forme… Mais la puissance de l’esprit, elle, demeure. »
Les possibilités sont donc nombreuses. Alors que je m’apprête à m’aventurer plus loin, j’avoue que l’appelle de la raison me conjure de ne pas encore franchir le pas. Je ne suis encore qu’une apprentie de cette capacité extraordinaire.
« Pas aujourd’hui. Retournons donc rejoindre vos amis. Vous avez encore beaucoup à faire cette nuit. » invite le maître.
Nous retournons donc vers la Terre des Dragons. Avec une certaine précipitation et avec l’autorisation du professeur, je retourne dans mon corps. Lorsque je rouvre les yeux… Je suis entière. Je ne suis plus en esprit. Je suis moi, complètement.
Je n’ai pas bougé et pourtant, je suis exténuée. Mes amis sortent de leurs méditations aussi, non sans être dérangés par mes respirations irrégulières. Ils s’approchent de moi pour savoir si je vais bien, j’hoche machinalement la tête. Je vais bien. Je suis vivante.
« Votre amie l’Impératrice est une élève remarquable. Croyez-moi que je n’ai pas eu la chance d’avoir beaucoup d’étudiants avec autant de maîtrise et de potentiel… » reprend-il tout en caressant sa barbe, l’air pensif.
Il se tourne vers Xinya, l’air plus sérieux. Il a compris que nous n’étions pas ici par hasard. Nous cherchons quelque chose, quelque chose de précieux et qui jusqu’à présent est resté ici, confiné, caché.
« Nous voulons savoir si vous avez trouvé un moyen d’accomplir ce que nombre d’entre nous n’ont jamais pu. Avez-vous trouvé un moyen de devenir immortel ? » demande-t-elle, envahie par le désir de savoir la vérité.
Le vieux gardien se redresse.
« Suivez-moi. » dit-il simplement avant de retourner au rez-de-chaussée.
Nous le poursuivons presque avec attention, sans paraître trop pressés. Le mystère a assez duré, ma tête est à moitié retournée par l’expérience récente de pleine conscience. Il nous faut la réponse.
Il passe le seuil du pavillon et va dehors.
Derrière lui, nous fermons la marche. Il regarde le ciel, même si nous ne voyons rien ici. Sans se retourner, il commence un long discours.
« Vous devez comprendre que l’immortalité est une chose à ne pas prendre à la légère. Ne pas mourir est une chance autant qu’un fardeau qu’il faut porter chaque jour. Regardez autour de vous : j’ai vu la naissance de ce temple, j’y ai vu les beaux jours de plusieurs générations de taoïstes. Et puis, son abandon. Et aujourd’hui, je garde ces ruines qui furent autrefois le foyer de centaines d’autres. Je suis seul à présent. Oh oui ! Quelle chance d’être immortel. »
Il se retourne vers nous, l’air grave.
« Certains frères et moi avons trouvé un moyen pour rester en vie, une immortalité imparfaite. Aidés par les pouvoirs de nos esprits, nous sommes virtuellement devenus des êtres immortels, destinés à une vie éternelle mais condamnés à voir notre maison s’effondrer. Ce « cadeau » permet certes d’accéder à des choses que l’on ne pensait guère possible tandis qu’il est facile de se perdre sur la Voie et devenir quelque chose de plus sombre. »
Il pointe l’autre extrémité du temple, loin dans les ténèbres.
« Nous avons fait le choix de rester enfermés ici car notre savoir ne peut être confié à n’importe qui. Certains de mes frères me parlent encore, d’autres se sont reclus dans des parties secrètes tandis que quelques-uns ont sombré dans la folie et les ténèbres. Ils sont perdus. » avoue-t-il, fatigué et… Presque triste ?
Il nous regarde un à un, s’appuyant sur un bâton.
« Nous avons enfermé, transféré nos âmes dans des objets. Des réceptacles. Si nous mourons, notre corps se désintègre comme une feuille morte… Notre esprit retourne à cette « ancre », puis nous renaissons. Mon frère le plus puissant réside dans les profondeurs… Tuez-le et brisez son phylactère ! Le sien est un morceau de jade qu’il porte en guise de collier, un cadeau de son ancien maître… Détruisez-le, libérez-le de la folie qui l’a pris. » demande-t-il, se faisant plus pressant.
« En échange, je vous confierai le livre qui détient le secret du rituel et des réponses à vos questions. »
Je vois que Xinya a les yeux qui brillent à l’évocation du rituel, du livre et de cette immortalité « imparfaite » comme l’appelle le maître. Il va falloir descendre de nuit dans un temple à moitié en ruines… Pour vaincre un homme qui a su devenir artificiellement immortel.
Je sens qu’être trois ne sera pas de trop.
« Nous irons vaincre pour vous, maître.
- Je vous remercie. Je n’ai pas la force de le libérer… Seul. Ni le cœur je dois dire.
- Je crois que nous pouvons comprendre. L’amitié est un lien fort, qui ne disparaît jamais vraiment. »
Il hoche la tête, silencieux et visiblement abattu par ce qu’il vient de nous demander.
Dernière édition par Huayan Song le Lun 6 Avr 2020 - 12:04, édité 1 fois