Avertissement :
Ce RP ne respecte pas une des règles du forum, mais une autorisation exceptionnelle a été donné pour l'occasion. Aussi, ce RP a lieu le soir du 24 janvier dernier, soir du Nouvel An. Merci de votre attention et bonne lecture !
Bientôt, nous passerons à la nouvelle année.
Le Soleil veille chaleureusement sur nous en cette fin de journée unique qui se renouvelle cycle après cycle. Les familles se réunissent, les ancêtres reçoivent les offrandes de leurs descendants respectifs et la joie est au rendez-vous dans tous les foyers.
Le crépuscule est là et la Lune est déjà haute dans le ciel, prête à briller comme une perle luminescente dans les cieux de jais.
Je me balance lentement au gré des pas des porteurs du palanquin sur lequel je me tiens. J’ai le privilège de suivre celui de l’Empereur tandis que nous passons Tiananmen pour rejoindre l’intérieur de la Cité Interdite. Fatiguée par le voyage de Chengdu, sans compter la cérémonie éreintante. J’aimerais bien aller dormir. Et pourtant ce n’est que le début. Ce soir, nous allons fêter le Nouvel An et donc nous coucher bien tard.
Tout comme la nation toute entière, la Cité Interdite célèbre cet événement annuel avec ferveur et diligence. On a dressé des décorations, les concubines ont pris leurs plus beaux habits et tous viennent grossir les offrandes impériales qui seront offertes aux ancêtres de Sa Majesté mais aussi aux dieux. L’objectif étant de s’attirer de bonnes grâces pour l’année future.
Le ciel est d’un bleu total. La météo est en notre faveur : les cieux sont complètement dégagés. Pas un seul nuage à l’horizon sur des kilomètres autour de la capitale. La ville est déjà recouverte d’un voile blanc immaculé. Il a beaucoup neigé. Il fait froid. C’est une saison ambiguë, l’hiver. C’est à la fois difficile pour le corps de subir de si basses températures mais en même temps, rentrer dans notre foyer devient un plaisir psychologique remarquable. On aime autant l’hiver qu’on le déteste, au final.
Au Temple du Ciel, l’entrée de l’Empereur fut spectaculaire. Sur un large palanquin porté par plus d’une trentaine de porteurs, il a traversé toute l’allée centrale, salué respectueusement par ministres, généraux, personnalités majeures des provinces et du gouvernement. Une véritable nuée d’officiels, tous plus ou moins loyaux à Sa Majesté bien sûr mais avec le souci commun de garantir une bonne année à venir.
Nous avons offert, par le biais de l’Empereur qui est le seul à pouvoir entrer dans le Temple du Ciel, de la nourriture, des bijoux, des produits de grande facture comme de la soie de qualité, de l’encens… Par la Grâce des dieux, les récoltes seront bonnes et l’État sera préservé. C’est dans l’intérêt général. Les famines sont une crainte pour tout gouvernement chinois. Il suffit d’une inondation pour nuire à des tonnes et des tonnes de récoltes.
Nous revenons justement de cette cérémonie d’offrandes. Cela nous laisse l’opportunité à tous, et surtout à l’Empereur, de se reposer et de se changer pour le grand banquet qui s’annonce ce soir. Je sais déjà quelle tenue je vais mettre. Je n’irai pas montrer à ces dames de la Cour que je suis mieux habillée qu’elle, avec plus de goûts… Non, ce serait mal vu. J’ai donc préféré une tenue traditionnelle plus classique mais pour autant élégante et raffinée. De quoi briller, mais moins que les concubines.
Bien que l’idée de partager un repas avec la famille impériale et les grandes personnalités politiques de l’Empire me réjouit au plus haut point, il y a toujours cette crainte qui erre en moi.
La crainte de l’incident.
Le manque d’informations m’a conduit à douter. Et puis la solution d’Harch était raisonnable. En cohérence avec ce que nous avions dit. Mais l’affreuse théorie n’arrivera pas. C’est trop gros, trop horrible pour que cela puisse se produire. Nous ne faisons que prendre des précautions. Mieux vaut cela qu’autre chose.
Il est seize heures.
Pour me changer, je rejoins le pavillon où réside mon fils. Harch m’attend sur le pas de la porte. Les gardes sont en nombre. Il y en a sur les murs, dans les allées, à presque tous les accès. Il y a eu des renforts. Même les serviteurs sont surveillés avec plus de zèle que d’habitude. La sécurité est au maximale ou presque.
« La cérémonie s’est bien passée ? » me demande Harch sans grand intérêt dans le ton de sa voix.
Il a une attitude particulière par rapport à d’habitude. Jamais il n’aurait demandé comment le rituel annuel s’est déroulé. Il est étrange, mais je mets cela sur le coup du stress. Mine de rien, rester ici plusieurs mois peut affecter la psyché même du plus brave. La Cité Interdite n’est pas un endroit où l’on se repose.
Ceux qui le font ne durent jamais bien longtemps d’après les histoires de notre peuple.
« Plutôt bien, oui. Un ministre a failli tomber lors du cortège d’introduction des offrandes… Heureusement, il s’est rattrapé. » répondis-je, avec un sourire entendu.
Nous pénétrons dans le pavillon. Les nourrices abandonnent la pièce un instant pour nous laisser seuls. Je caresse naturellement mon fils, toujours aussi captivée par ses petits yeux pétillants de vie. Il est toujours pâle, il est magnifique. Je remarque par ailleurs qu’Harch nous regarde étrangement.
Et quand je dis « étrangement » pour Harch, cela veut dire qu’il y a une expression autre que lugubre dans son regard. Ce qui est assez rare.
« Un problème Harch ?
- Non, non… Juste… »
Il marque une pause. Il baisse légèrement la tête et détourne le regard. Comme s’il cherchait d’une certaine manière à masquer ce qui le dérange. Harch est un homme certes inquiétant, mais simple. Il n’est pas difficile de le cerner et clairement ici, quelque chose ne tourne pas rond.
« Le stress. Je crains que ce que je vous ai rapporté va se produire. »
Impossible. Cela ne se peut.
« Je n’en suis pas convaincue Harch.
- Et pourtant, nous allons suivre le plan.
- Sécurité avant tout. Même si je ne crois pas au déroulement des évènements que tu as suggéré, nous allons tout de même faire en sorte de nous préparer pour cette occasion… »
Je m’éloigne un peu du petit. Cela ne me plaît guère, mais mon fils passe avant tout. Je commence à m’approcher d’Harch. Je concentre un peu mon énergie puis pose ma main sur la peau froide de son cou. Je sens à peine son pouls. Son cœur bat si lentement… C’est à ce moment que mon mari décide de se manifester pour me rappeler une chose importante.
« Pas devant le petit, Huayan. »
Il a raison. Je retire ma paume et fait un pas en arrière. Harch arque un sourcil. Je lance un regard vers mon fils et il comprend aisément. Il va de lui-même dans la pièce d’à côté. Je le rejoins, le pas lent mais résolu.
Je quitte la pièce et avec Harch, nous nous enfermons à double tour et nous commençons nos préparatifs.
C’est parti.
« Tâchons de réviser calmement les différents points.
- Très bien. » répond-il.
Nous nous asseyons dans deux sièges, face à face. Je détaille chaque élément.
« Tenue ?
- Prête.
- Règles ?
- On ne peut plus prêt.
- Détermination et courage ? »
Il marque une hésitation. Encore une fois il détourne à nouveau le regard. Puis il finit par dire :
« Il est temps, oui. »
Je prends cela pour un oui. Et tant mieux, il va en avoir besoin de cette résolution à toute épreuve.
« Bien commençons. Ne bougez pas de votre siège, je peux au moins faire cela seule. »
Harch m’a toujours fasciné en un sens. Il en faut du caractère pour garder sous contrôle ces « voix » comme il les nomme dans son esprit. Ces murmures qui le poussent peu à peu et inexorablement vers les plus profondes et douloureuses ténèbres. Bien sûr, il a un côté effrayant mais j’ai pitié de lui.
Je ne peux imaginer ce que c’est que de devenir l’ombre de soi-même, se voir sombrer un peu plus chaque jour vers quelque chose de plus terrifiant et de plus tragique. Autrefois, il avait peut-être fière allure, un capitaine honorable… Ou au contraire, il était déjà aussi sinistre. Mais pas autant que maintenant, c’est une certitude.
Je ne sais pas vraiment ce qu’il ressent à présent. Des doutes ? Des peurs peut-être même ? De quoi ? De qui ? Qu’est-ce qui peut être assez lourd dans l’esprit de cet homme déjà tourmenté pour le troubler à ce point ? Jamais je ne l’avais vu ainsi auparavant.
Espérons que tout se passe bien.
-----------------
Harch est sorti en premier. Je dois m’habiller désormais. Il doit être aux environs de dix-sept heures. Il ne faut pas perdre trop de temps. Je me maquille le plus habilement possible sans surcharger l’ensemble. De toute façon, il ne faut pas perdre de vue que je dois être moins belle que les femmes de l’Empereur.
J’enfile la tenue sélectionnée. Cela fait un moment que je n’ai pas porté quelque chose d’aussi léger et lourd à la fois. Le textile est en soi léger, mais si l’on rajoute les bijoux et les fourrures contre le froid, cela devient beaucoup moins facile de se mouvoir avec aisance. Rouge, avec quelques éléments en fil d’or et du blanc pur, un peu nacré.
J’essaye de faire attention, de ne pas avoir de gestes trop brusques, le moindre élément qui viendrait se mettre sur ces tissus ruineraient le personnage que j’incarne aux yeux de tous. L’Ambassadrice du Consulat, la Dame de Chengdu, la Consule de l’Etiquette… Autant de titres prestigieux auxquels il faut coller et rendre hommage à chaque pas.
Harch a gardé l’anneau. Il a pensé que c’était mieux et je le crois. Personne ne connaît suffisamment la gouverneur de Chengdu pour savoir qu’elle a toujours un anneau similaire au doigt ou près d’elle. Et puis de toute façon, je ne suis qu’une pièce de collection pour l’Empereur.
J’incarne la coopération avec le Consulat et la puissance d’un Empire fort sous la gouvernance d’un homme sage et harmonieux dans une Cour qui l’est tout autant : meurtre de la Concubine Jia à part. Un mystère toujours non élucidé… La clef de ce banquet est de passer inaperçue.
Se faire remarquer ? Trop de risques de paraître arrogante ou étrange. Être absente après l’invitation de l’Empereur ? Une insulte passible de punitions lourdes. La clef est d’être dans le milieu. Être là mais briller en silence discrètement. Le spectacle, ce n’est pas moi ce soir, c’est le Nouvel An.
Il est presque dix-huit heures. Je sors du bureau. Harch est avec le petit et le surveille de près. Des serviteurs attendant patiemment à l’entrée du pavillon.
« Vous êtes attendue, Madame. Le repas ne va pas tarder à commencer. » me lance t-il avec politesse.
J’inspire un grand coup et expire. Je dois rester calme. Pour tous les chinois, c’est un honneur. Pour tous les chinois, c’est un honneur. Pour tous les chinois, c’est un honneur. Je dois être droite, fière et élégante. C’est un sacré stress d’aller à la Cour, pas autant que je ne le pensais en venant à vrai dire.
« A plus tard, Harch. Prenez… Prenez soin de l’enfant. » dis-je avant de me tourner vers les eunuques de Sa Majesté.
« Allons-y. Conduisez-moi à l’Empereur. » Le palanquin s’ajuste à ma hauteur et nous nous mettons en route vers le lieu de rendez-vous. Un grand pavillon dédié aux grandes réunions familiales de l’Empereur ou aux grandes célébrations comme aujourd’hui. Un grand feux d’artifices a été prévu lorsqu’il sera minuit.
Le passage de l’année se fera dans la lumière et la joie. C’est ce qui est prévu en tout cas.
Nous suivons le chemin tracé par les eunuques. Le soleil est couché. L’air est froid et le vent s’engouffre entre les murs de la Cité Interdite. Ses couloirs deviennent aussi gelés que la mort et pourtant nous sommes bien vivants, à nos postes et continuons de servir nos maîtres, à chacun notre niveau. Même l’Empereur doit rendre des comptes aux dieux.
Les passages de la Cité commencent à devenir familiers. Le rouge qui parsème les murs me rappelle celui de ma tenue d’aujourd’hui. Le rouge est synonyme de bonheur en Terre des Dragons. Il était évident que j’allais devoir porter cette couleur aujourd’hui. C’est un événement festif après tout, rien de plus naturel.
Je ne me concentre pas vraiment sur le passé d’habitude, mais force est de constater qu’aujourd’hui, ce soir, ma vie prend un tournant… Inattendu. De mon monde d’origine, en passant par la Costa del Sol et désormais ici dans la Cité Interdite. J’hésite entre dire que j’ai de la chance dans mon malheur ou du malheur dans ma chance. Au point où j’en suis, cela commence à devenir compliqué de toute façon.
L’univers est si sombre et complexe.
Nous arrivons enfin dans l’aile où se dérouleront les festivités. Nous passons par des jardins. En cette saison, la plupart des plantes sont en hibernation ou mortes, attendant d’être remplacées ou de renaître… Renaître.
Je m’attarde sur un arbuste en particulier. Un rosier je crois. Ses fleurs ont fané et son allure s’est dégradée, pourtant il reste encore un espoir de survivre et de fleurir à nouveau. Le cycle de la vie. Vivre, mourir, renaître.
Le Nouvel An chinois, c’est un peu de ça aussi. Une année s’achève, une autre commence. Table rase sur le passé pour se tourner vers l’avenir. Je crois que c’est l’année du Rat, mais je n’en suis pas vraiment sûr à vrai dire. Je n’ai jamais été très attirée par l’astrologie.
Les braseros s’allument un à un. Un peu de chaleur au cœur de l’hiver et des ténèbres de la nuit qui s’annonce.
Nous arrivons enfin devant le pavillon. Le Pavillon de l’Éternel Printemps, voisin du Pavillon du Bonheur Universel. Un large bâtiment permettant d’accueillir de nombreux invités. Des invités de « marque », tout comme moi ce soir. Je peux sentir les regards sur moi. Soit on m’observe pour ma beauté, ce qui est tout à fait probable, soit c’est ce que je crois… Mais nous verrons de moi ou d’Harch qui a raison d’ici quelques heures.
Je descends du palanquin comme toute noble dame le ferait et je commence à gravir les quelques marches qui me séparent des portes du pavillon. J’entends des rires et des discussions déjà animées à l’intérieur, parfois même en des dialectes ou des langues que je ne connais pas moi-même.
L’eunuque de l’Empereur m’annonce.
« Songzi Huayan, Ambassadrice du Consulat en Terre des Dragons, Consule de l’Etiquette, Gouverneur et Dame de Chengdu ! » clame-t-il pour que tous puissent entendre.
Je m’incline respectueusement devant l’assemblée et notamment Sa Majesté l’Empereur juste en face de moi. Au vu du nombre de tables encore vides, nous allons devoir attendre encore un moment avant que le banquet ne commence.
L’Empereur porte une tenue particulièrement riche ce soir. Sa tunique jaune imite presque la couleur de l’or dans son état le plus pur. Il est littéralement rayonnant et les ornements traditionnels qu’il a sur lui lui confèrent une prestance et un prestige… Presque divins. Une apparition des Cieux. J’avoue que cela me surprend autant que cela m’émerveille : comme quoi, rien n’est jamais perdu. Habillé et paré ainsi, il ressemble à l’Empereur Jaune, cette figure sacrée anthropomorphique qui figure dans de nombreux textes que j’ai eu l’occasion de feuilleter. A sa gauche, une place vide, certainement celle de l’Impératrice qui comme nous le savons, ne viendra pas ce soir. Elle est quelque peu souffrante, à ce qu’il paraît.
Près de l’Empereur, sur sa droite, le Prince Hailong, sans son épouse lui aussi. Il n’est pas en or, couleur réservée au dirigeant de la nation chinoise, il a opté pour une tenue aux couleurs similaires à la mienne mais terriblement classiques ici : rouge, blanc et quelques éléments de détails en fil d’or.
Classique mais de circonstance.
Sur les côtés du hall, de nombreux seigneurs et officiels : tous les ministres et leurs femmes sont là, parfois même avec leurs enfants ; les ducs et duchesses des provinces impériales, les trois sœurs de Hailong et leurs maris ; plusieurs généraux et une multitude de fonctionnaires que j’ai déjà eu l’occasion de croiser mais sans avoir eu la possibilité d’échanger avec eux.
Au centre du hall, de larges braseros pour chauffer la pièce mais aussi pour tenir les plats au chaud. Astucieux. J’effectue une ultime révérence avant de lancer avec une voix très humble, semblable à ce que je ferais habituellement :
« Votre Majesté, je vous salue. Je salue également cette majestueuse assemblée réunie autour de vous en cette occasion si spéciale. » dis-je avec un léger sourire.
L’Empereur me fait signe de prendre place.
Étant ici avant tout en tant que représentante d’une institution étrangère, je ne suis pas proche de l’Empereur. Je suis placée plutôt au centre de la salle, au premier rang, près des braseros et de la lumière donc. Je prends place le plus élégamment possible et tâche de saluer tout le monde d’un regard sympathique accompagné d’un sourire poli.
La table que chaque invité a, ou que chaque couple partage, est faite en un bois sombre de grande qualité. La vaisselle est déjà en place. Il s’agit de bols et de cuillères d’excellente facture. De la porcelaine de qualité et quelques petits éléments de décoration fins et raffinés. Harch doit bien regretter de ne pas être à ma place, j’en suis presque certaine…
Les discussions animées reprennent leur droit dans le pavillon tandis que les eunuques commencent à montrer les signes qu’ils ont fini les préparatifs du repas. Le désavantage d’être au-devant de la scène est de ne pas vraiment pouvoir parler beaucoup. Soit vous devez vous tourner, soit vous devez parler très fort pour vous faire entendre par l’autre personne.
Un véritable art oratoire.
« Quel plaisir de vous revoir, Songzi Huayan ! »
Je me retourne très lentement, affichant un sourire courtois. Je ne sais pas qui c’est, mais manifestement cette personne me connaît. Un homme d’un âge quelque peu avancé, avec un léger embonpoint. Une barbe assez fine et grisonnante. Ah oui… Je me rappelle.
« Zhaozi Yong, quelle surprise. Je ne vous avais pas vu, pardonnez-moi ! » lancé-je, presque en rigolant avant de me rappeler que ce n’est pas vraiment bien vu ici.
Restons concentrée.
« Ce n’est rien, nous sommes très nombreux ici. Je suis content d’avoir pu assister à la cérémonie des offrandes au Temple du Ciel cette année, c’est une chance que nous ayons été tous invité par l’Empereur pour y participer.
- En effet, c’est une excellente initiative.
- J’ai vu que vous aviez offert de magnifiques vases en porcelaine contenant une nourriture qui avait l’air particulièrement fameuse… Qu’est-ce que c’était ? »
Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir dans ces vases ? Il va falloir improviser sur ce coup-ci.
« Une recette de tofu avec du bœuf et des légumes. Les légumes et les épices donnent cette odeur caractéristique que vous avez pu sentir.
- Ah c’était donc ça, je vois ! Il faudra me donner cette recette, cela avait l’air très bon, héhé ! »
Nous échangeons un sourire entendu tandis qu’il détourne la tête pour parler à son épouse. Zhao Yong est un marquis du centre de l’Empire, il administre une petite région non loin de la ville de Xi’An de mémoire. Un homme qui a fait carrière dans l’armée avant d’être muté en politique.
D’autres invités commencent à arriver. De moins en moins importants et connus. Des fonctionnaires majoritairement. Quelques représentants des tribus affiliés à l’Empire sont également présents, certains non loin de moi d’ailleurs.
Je ne peux m’empêcher de contempler les riches décorations du lieu. Des panneaux sertis de pierres précieuses et de tissus sont suspendus au plafond, des talismans chinois -rouges- sont accrochés un peu partout, notamment autour des colonnes. Les lanternes écarlates présentes un peu partout finissent de poser l’ambiance de la fête.
Bientôt, alors que la nuit est complètement tombée à l’extérieur, l’Empereur se lève lentement. Il s’élève lentement, et pourtant tout le monde se tait, le fixant avec une dévotion sans pareil. Tout trahi la vieillesse et la fragilité et pourtant, ces ornements rappellent que son règne n’est pas encore fini et qu’il a encore bien des années à vivre. Il prend la parole.
« C’est avec un immense honneur et plaisir que je vous accueille ce soir au sein de la Cité Interdite. En ces périodes de fête, j’ai exceptionnellement pris la lourde décision de vous arracher cette soirée à vos familles pour venir célébrer l’ouverture de la nouvelle année avec moi. » commence-t-il avant de marquer une légère pause.
« Je connais le moindre d’entre vous, je connais vos noms, vos familles, d’où vous venez, ce que vous faîtes et ce que vous aimez. Nous avons grandi et vieilli ensemble, tous animés par la mission de servir les peuples de la Terre des Dragons… Même si certains s’y refusent encore de l’autre côté de la Grande Muraille ! » lance-t-il avec le ton légèrement moqueur pour les mongols.
Il pose son regard un instant sur moi, avant de regarder son fils.
« Le Prince Hailong a pensé que c’était juste que je vous invite pour avant tout vous remercier du service que vous accordez à moi et donc à notre nation. Notre force vient de notre union, de notre cohésion. De l’âme qui nous anime. » continue-t-il en souriant amicalement à l’assemblée.
Même si je n’ai jamais été une grande admiratrice de l’Empereur, je dois admettre qu’il a l’air d’être un homme bien. Bien que parfois dur comme j’ai pu le constater à plusieurs reprises. Il reprend vite la parole pour éviter de laisser un blanc trop long entre chaque intervention. J’ai l’impression qu’il fait des pauses régulières pour pouvoir respirer.
Mine de rien, il est assez chargé.
Les serviteurs en profitent pour aller servir le premier verre de boisson. Chaque invité va porter un toast, avec Sa Majesté, ce qui est extrêmement rare dans la culture locale. C’est une véritable chance d’être ici et de vivre l’événement depuis l’intérieur.
« Ensemble, mes amis… Célébrons la Nouvelle Année et que les Cieux nous soient toujours favorables ! Pour la Chine ! 新年快乐 !
- Vive l’Empereur ! Pour la Chine ! 新年快乐 ! » répond l’assemblée en chœur.
Cul sec.
L’alcool brûle un peu ma gorge. J’ai intérêt à m’accrocher, ce n’est que le premier verre et à mon humble avis, ce n’est pas près d’être fini. Les eunuques et les servantes commencent à apporter les plats. Une véritable farandole, une vague continue de servants amènent milles et un trésors culinaires.
Des canards laqués entiers, des pâtisseries chinoises, des nouilles, des légumes, des fruits, des salades, des plats en sauce, des viandes frites, bouillies ou cuites aux braises ou bien dans des fours. Les cuisiniers ont dû travailler d’arrache-pied pour pouvoir réaliser tout ça dans les temps. Un exploit en soi. Heureusement que Francis n’est pas là, je crois qu’il ferait une attaque face à tous ces plats qui s’offrent à lui. Un tel choix, il n’en reviendrait pas.
« Commençons à manger pendant que c’est chaud. Allez-y ! Et pour accompagner tout ça… » lance l’Empereur tout en faisant un geste de la main.
Les serviteurs s’empressent avec délicatesse et précision de servir tous les invités avec une synchronisation parfaite. Chaque table a la même quantité de plats, servis à parts parfaitement égales. Je me prépare à commencer à manger… Je vais commencer par le bœuf, il a l’air bien saignant.
Soudain, des timbales résonnent. Je sursaute presque tellement c’est inattendu pour moi. Et puis ça recommence, encore et encore. Bientôt d’autres instruments viennent se joindre à elles pour former une mélodie rythmée et joyeuse.
Des portes ouvertes jaillissent des danseuses qui viennent envahir l’entrée du Pavillon de l’Éternel Printemps. En tenues traditionnelles adaptées à la danse, elles ont des manches plus longues que la normale pour former des arabesques envoutantes dans les airs. On se perd dans l’ensemble des tissus et des corps virevoltants, des sourires et des poses.
La soirée s’annonce sous des auspices favorables.
Le Soleil veille chaleureusement sur nous en cette fin de journée unique qui se renouvelle cycle après cycle. Les familles se réunissent, les ancêtres reçoivent les offrandes de leurs descendants respectifs et la joie est au rendez-vous dans tous les foyers.
Le crépuscule est là et la Lune est déjà haute dans le ciel, prête à briller comme une perle luminescente dans les cieux de jais.
Je me balance lentement au gré des pas des porteurs du palanquin sur lequel je me tiens. J’ai le privilège de suivre celui de l’Empereur tandis que nous passons Tiananmen pour rejoindre l’intérieur de la Cité Interdite. Fatiguée par le voyage de Chengdu, sans compter la cérémonie éreintante. J’aimerais bien aller dormir. Et pourtant ce n’est que le début. Ce soir, nous allons fêter le Nouvel An et donc nous coucher bien tard.
Tout comme la nation toute entière, la Cité Interdite célèbre cet événement annuel avec ferveur et diligence. On a dressé des décorations, les concubines ont pris leurs plus beaux habits et tous viennent grossir les offrandes impériales qui seront offertes aux ancêtres de Sa Majesté mais aussi aux dieux. L’objectif étant de s’attirer de bonnes grâces pour l’année future.
Le ciel est d’un bleu total. La météo est en notre faveur : les cieux sont complètement dégagés. Pas un seul nuage à l’horizon sur des kilomètres autour de la capitale. La ville est déjà recouverte d’un voile blanc immaculé. Il a beaucoup neigé. Il fait froid. C’est une saison ambiguë, l’hiver. C’est à la fois difficile pour le corps de subir de si basses températures mais en même temps, rentrer dans notre foyer devient un plaisir psychologique remarquable. On aime autant l’hiver qu’on le déteste, au final.
Au Temple du Ciel, l’entrée de l’Empereur fut spectaculaire. Sur un large palanquin porté par plus d’une trentaine de porteurs, il a traversé toute l’allée centrale, salué respectueusement par ministres, généraux, personnalités majeures des provinces et du gouvernement. Une véritable nuée d’officiels, tous plus ou moins loyaux à Sa Majesté bien sûr mais avec le souci commun de garantir une bonne année à venir.
Nous avons offert, par le biais de l’Empereur qui est le seul à pouvoir entrer dans le Temple du Ciel, de la nourriture, des bijoux, des produits de grande facture comme de la soie de qualité, de l’encens… Par la Grâce des dieux, les récoltes seront bonnes et l’État sera préservé. C’est dans l’intérêt général. Les famines sont une crainte pour tout gouvernement chinois. Il suffit d’une inondation pour nuire à des tonnes et des tonnes de récoltes.
Nous revenons justement de cette cérémonie d’offrandes. Cela nous laisse l’opportunité à tous, et surtout à l’Empereur, de se reposer et de se changer pour le grand banquet qui s’annonce ce soir. Je sais déjà quelle tenue je vais mettre. Je n’irai pas montrer à ces dames de la Cour que je suis mieux habillée qu’elle, avec plus de goûts… Non, ce serait mal vu. J’ai donc préféré une tenue traditionnelle plus classique mais pour autant élégante et raffinée. De quoi briller, mais moins que les concubines.
Bien que l’idée de partager un repas avec la famille impériale et les grandes personnalités politiques de l’Empire me réjouit au plus haut point, il y a toujours cette crainte qui erre en moi.
La crainte de l’incident.
Le manque d’informations m’a conduit à douter. Et puis la solution d’Harch était raisonnable. En cohérence avec ce que nous avions dit. Mais l’affreuse théorie n’arrivera pas. C’est trop gros, trop horrible pour que cela puisse se produire. Nous ne faisons que prendre des précautions. Mieux vaut cela qu’autre chose.
Il est seize heures.
Pour me changer, je rejoins le pavillon où réside mon fils. Harch m’attend sur le pas de la porte. Les gardes sont en nombre. Il y en a sur les murs, dans les allées, à presque tous les accès. Il y a eu des renforts. Même les serviteurs sont surveillés avec plus de zèle que d’habitude. La sécurité est au maximale ou presque.
« La cérémonie s’est bien passée ? » me demande Harch sans grand intérêt dans le ton de sa voix.
Il a une attitude particulière par rapport à d’habitude. Jamais il n’aurait demandé comment le rituel annuel s’est déroulé. Il est étrange, mais je mets cela sur le coup du stress. Mine de rien, rester ici plusieurs mois peut affecter la psyché même du plus brave. La Cité Interdite n’est pas un endroit où l’on se repose.
Ceux qui le font ne durent jamais bien longtemps d’après les histoires de notre peuple.
« Plutôt bien, oui. Un ministre a failli tomber lors du cortège d’introduction des offrandes… Heureusement, il s’est rattrapé. » répondis-je, avec un sourire entendu.
Nous pénétrons dans le pavillon. Les nourrices abandonnent la pièce un instant pour nous laisser seuls. Je caresse naturellement mon fils, toujours aussi captivée par ses petits yeux pétillants de vie. Il est toujours pâle, il est magnifique. Je remarque par ailleurs qu’Harch nous regarde étrangement.
Et quand je dis « étrangement » pour Harch, cela veut dire qu’il y a une expression autre que lugubre dans son regard. Ce qui est assez rare.
« Un problème Harch ?
- Non, non… Juste… »
Il marque une pause. Il baisse légèrement la tête et détourne le regard. Comme s’il cherchait d’une certaine manière à masquer ce qui le dérange. Harch est un homme certes inquiétant, mais simple. Il n’est pas difficile de le cerner et clairement ici, quelque chose ne tourne pas rond.
« Le stress. Je crains que ce que je vous ai rapporté va se produire. »
Impossible. Cela ne se peut.
« Je n’en suis pas convaincue Harch.
- Et pourtant, nous allons suivre le plan.
- Sécurité avant tout. Même si je ne crois pas au déroulement des évènements que tu as suggéré, nous allons tout de même faire en sorte de nous préparer pour cette occasion… »
Je m’éloigne un peu du petit. Cela ne me plaît guère, mais mon fils passe avant tout. Je commence à m’approcher d’Harch. Je concentre un peu mon énergie puis pose ma main sur la peau froide de son cou. Je sens à peine son pouls. Son cœur bat si lentement… C’est à ce moment que mon mari décide de se manifester pour me rappeler une chose importante.
« Pas devant le petit, Huayan. »
Il a raison. Je retire ma paume et fait un pas en arrière. Harch arque un sourcil. Je lance un regard vers mon fils et il comprend aisément. Il va de lui-même dans la pièce d’à côté. Je le rejoins, le pas lent mais résolu.
Je quitte la pièce et avec Harch, nous nous enfermons à double tour et nous commençons nos préparatifs.
C’est parti.
« Tâchons de réviser calmement les différents points.
- Très bien. » répond-il.
Nous nous asseyons dans deux sièges, face à face. Je détaille chaque élément.
« Tenue ?
- Prête.
- Règles ?
- On ne peut plus prêt.
- Détermination et courage ? »
Il marque une hésitation. Encore une fois il détourne à nouveau le regard. Puis il finit par dire :
« Il est temps, oui. »
Je prends cela pour un oui. Et tant mieux, il va en avoir besoin de cette résolution à toute épreuve.
« Bien commençons. Ne bougez pas de votre siège, je peux au moins faire cela seule. »
Harch m’a toujours fasciné en un sens. Il en faut du caractère pour garder sous contrôle ces « voix » comme il les nomme dans son esprit. Ces murmures qui le poussent peu à peu et inexorablement vers les plus profondes et douloureuses ténèbres. Bien sûr, il a un côté effrayant mais j’ai pitié de lui.
Je ne peux imaginer ce que c’est que de devenir l’ombre de soi-même, se voir sombrer un peu plus chaque jour vers quelque chose de plus terrifiant et de plus tragique. Autrefois, il avait peut-être fière allure, un capitaine honorable… Ou au contraire, il était déjà aussi sinistre. Mais pas autant que maintenant, c’est une certitude.
Je ne sais pas vraiment ce qu’il ressent à présent. Des doutes ? Des peurs peut-être même ? De quoi ? De qui ? Qu’est-ce qui peut être assez lourd dans l’esprit de cet homme déjà tourmenté pour le troubler à ce point ? Jamais je ne l’avais vu ainsi auparavant.
Espérons que tout se passe bien.
-----------------
Harch est sorti en premier. Je dois m’habiller désormais. Il doit être aux environs de dix-sept heures. Il ne faut pas perdre trop de temps. Je me maquille le plus habilement possible sans surcharger l’ensemble. De toute façon, il ne faut pas perdre de vue que je dois être moins belle que les femmes de l’Empereur.
J’enfile la tenue sélectionnée. Cela fait un moment que je n’ai pas porté quelque chose d’aussi léger et lourd à la fois. Le textile est en soi léger, mais si l’on rajoute les bijoux et les fourrures contre le froid, cela devient beaucoup moins facile de se mouvoir avec aisance. Rouge, avec quelques éléments en fil d’or et du blanc pur, un peu nacré.
J’essaye de faire attention, de ne pas avoir de gestes trop brusques, le moindre élément qui viendrait se mettre sur ces tissus ruineraient le personnage que j’incarne aux yeux de tous. L’Ambassadrice du Consulat, la Dame de Chengdu, la Consule de l’Etiquette… Autant de titres prestigieux auxquels il faut coller et rendre hommage à chaque pas.
Harch a gardé l’anneau. Il a pensé que c’était mieux et je le crois. Personne ne connaît suffisamment la gouverneur de Chengdu pour savoir qu’elle a toujours un anneau similaire au doigt ou près d’elle. Et puis de toute façon, je ne suis qu’une pièce de collection pour l’Empereur.
J’incarne la coopération avec le Consulat et la puissance d’un Empire fort sous la gouvernance d’un homme sage et harmonieux dans une Cour qui l’est tout autant : meurtre de la Concubine Jia à part. Un mystère toujours non élucidé… La clef de ce banquet est de passer inaperçue.
Se faire remarquer ? Trop de risques de paraître arrogante ou étrange. Être absente après l’invitation de l’Empereur ? Une insulte passible de punitions lourdes. La clef est d’être dans le milieu. Être là mais briller en silence discrètement. Le spectacle, ce n’est pas moi ce soir, c’est le Nouvel An.
Il est presque dix-huit heures. Je sors du bureau. Harch est avec le petit et le surveille de près. Des serviteurs attendant patiemment à l’entrée du pavillon.
« Vous êtes attendue, Madame. Le repas ne va pas tarder à commencer. » me lance t-il avec politesse.
J’inspire un grand coup et expire. Je dois rester calme. Pour tous les chinois, c’est un honneur. Pour tous les chinois, c’est un honneur. Pour tous les chinois, c’est un honneur. Je dois être droite, fière et élégante. C’est un sacré stress d’aller à la Cour, pas autant que je ne le pensais en venant à vrai dire.
« A plus tard, Harch. Prenez… Prenez soin de l’enfant. » dis-je avant de me tourner vers les eunuques de Sa Majesté.
« Allons-y. Conduisez-moi à l’Empereur. » Le palanquin s’ajuste à ma hauteur et nous nous mettons en route vers le lieu de rendez-vous. Un grand pavillon dédié aux grandes réunions familiales de l’Empereur ou aux grandes célébrations comme aujourd’hui. Un grand feux d’artifices a été prévu lorsqu’il sera minuit.
Le passage de l’année se fera dans la lumière et la joie. C’est ce qui est prévu en tout cas.
Nous suivons le chemin tracé par les eunuques. Le soleil est couché. L’air est froid et le vent s’engouffre entre les murs de la Cité Interdite. Ses couloirs deviennent aussi gelés que la mort et pourtant nous sommes bien vivants, à nos postes et continuons de servir nos maîtres, à chacun notre niveau. Même l’Empereur doit rendre des comptes aux dieux.
Les passages de la Cité commencent à devenir familiers. Le rouge qui parsème les murs me rappelle celui de ma tenue d’aujourd’hui. Le rouge est synonyme de bonheur en Terre des Dragons. Il était évident que j’allais devoir porter cette couleur aujourd’hui. C’est un événement festif après tout, rien de plus naturel.
Je ne me concentre pas vraiment sur le passé d’habitude, mais force est de constater qu’aujourd’hui, ce soir, ma vie prend un tournant… Inattendu. De mon monde d’origine, en passant par la Costa del Sol et désormais ici dans la Cité Interdite. J’hésite entre dire que j’ai de la chance dans mon malheur ou du malheur dans ma chance. Au point où j’en suis, cela commence à devenir compliqué de toute façon.
L’univers est si sombre et complexe.
Nous arrivons enfin dans l’aile où se dérouleront les festivités. Nous passons par des jardins. En cette saison, la plupart des plantes sont en hibernation ou mortes, attendant d’être remplacées ou de renaître… Renaître.
Je m’attarde sur un arbuste en particulier. Un rosier je crois. Ses fleurs ont fané et son allure s’est dégradée, pourtant il reste encore un espoir de survivre et de fleurir à nouveau. Le cycle de la vie. Vivre, mourir, renaître.
Le Nouvel An chinois, c’est un peu de ça aussi. Une année s’achève, une autre commence. Table rase sur le passé pour se tourner vers l’avenir. Je crois que c’est l’année du Rat, mais je n’en suis pas vraiment sûr à vrai dire. Je n’ai jamais été très attirée par l’astrologie.
Les braseros s’allument un à un. Un peu de chaleur au cœur de l’hiver et des ténèbres de la nuit qui s’annonce.
Nous arrivons enfin devant le pavillon. Le Pavillon de l’Éternel Printemps, voisin du Pavillon du Bonheur Universel. Un large bâtiment permettant d’accueillir de nombreux invités. Des invités de « marque », tout comme moi ce soir. Je peux sentir les regards sur moi. Soit on m’observe pour ma beauté, ce qui est tout à fait probable, soit c’est ce que je crois… Mais nous verrons de moi ou d’Harch qui a raison d’ici quelques heures.
Je descends du palanquin comme toute noble dame le ferait et je commence à gravir les quelques marches qui me séparent des portes du pavillon. J’entends des rires et des discussions déjà animées à l’intérieur, parfois même en des dialectes ou des langues que je ne connais pas moi-même.
L’eunuque de l’Empereur m’annonce.
« Songzi Huayan, Ambassadrice du Consulat en Terre des Dragons, Consule de l’Etiquette, Gouverneur et Dame de Chengdu ! » clame-t-il pour que tous puissent entendre.
Je m’incline respectueusement devant l’assemblée et notamment Sa Majesté l’Empereur juste en face de moi. Au vu du nombre de tables encore vides, nous allons devoir attendre encore un moment avant que le banquet ne commence.
L’Empereur porte une tenue particulièrement riche ce soir. Sa tunique jaune imite presque la couleur de l’or dans son état le plus pur. Il est littéralement rayonnant et les ornements traditionnels qu’il a sur lui lui confèrent une prestance et un prestige… Presque divins. Une apparition des Cieux. J’avoue que cela me surprend autant que cela m’émerveille : comme quoi, rien n’est jamais perdu. Habillé et paré ainsi, il ressemble à l’Empereur Jaune, cette figure sacrée anthropomorphique qui figure dans de nombreux textes que j’ai eu l’occasion de feuilleter. A sa gauche, une place vide, certainement celle de l’Impératrice qui comme nous le savons, ne viendra pas ce soir. Elle est quelque peu souffrante, à ce qu’il paraît.
Près de l’Empereur, sur sa droite, le Prince Hailong, sans son épouse lui aussi. Il n’est pas en or, couleur réservée au dirigeant de la nation chinoise, il a opté pour une tenue aux couleurs similaires à la mienne mais terriblement classiques ici : rouge, blanc et quelques éléments de détails en fil d’or.
Classique mais de circonstance.
Sur les côtés du hall, de nombreux seigneurs et officiels : tous les ministres et leurs femmes sont là, parfois même avec leurs enfants ; les ducs et duchesses des provinces impériales, les trois sœurs de Hailong et leurs maris ; plusieurs généraux et une multitude de fonctionnaires que j’ai déjà eu l’occasion de croiser mais sans avoir eu la possibilité d’échanger avec eux.
Au centre du hall, de larges braseros pour chauffer la pièce mais aussi pour tenir les plats au chaud. Astucieux. J’effectue une ultime révérence avant de lancer avec une voix très humble, semblable à ce que je ferais habituellement :
« Votre Majesté, je vous salue. Je salue également cette majestueuse assemblée réunie autour de vous en cette occasion si spéciale. » dis-je avec un léger sourire.
L’Empereur me fait signe de prendre place.
Étant ici avant tout en tant que représentante d’une institution étrangère, je ne suis pas proche de l’Empereur. Je suis placée plutôt au centre de la salle, au premier rang, près des braseros et de la lumière donc. Je prends place le plus élégamment possible et tâche de saluer tout le monde d’un regard sympathique accompagné d’un sourire poli.
La table que chaque invité a, ou que chaque couple partage, est faite en un bois sombre de grande qualité. La vaisselle est déjà en place. Il s’agit de bols et de cuillères d’excellente facture. De la porcelaine de qualité et quelques petits éléments de décoration fins et raffinés. Harch doit bien regretter de ne pas être à ma place, j’en suis presque certaine…
Les discussions animées reprennent leur droit dans le pavillon tandis que les eunuques commencent à montrer les signes qu’ils ont fini les préparatifs du repas. Le désavantage d’être au-devant de la scène est de ne pas vraiment pouvoir parler beaucoup. Soit vous devez vous tourner, soit vous devez parler très fort pour vous faire entendre par l’autre personne.
Un véritable art oratoire.
« Quel plaisir de vous revoir, Songzi Huayan ! »
Je me retourne très lentement, affichant un sourire courtois. Je ne sais pas qui c’est, mais manifestement cette personne me connaît. Un homme d’un âge quelque peu avancé, avec un léger embonpoint. Une barbe assez fine et grisonnante. Ah oui… Je me rappelle.
« Zhaozi Yong, quelle surprise. Je ne vous avais pas vu, pardonnez-moi ! » lancé-je, presque en rigolant avant de me rappeler que ce n’est pas vraiment bien vu ici.
Restons concentrée.
« Ce n’est rien, nous sommes très nombreux ici. Je suis content d’avoir pu assister à la cérémonie des offrandes au Temple du Ciel cette année, c’est une chance que nous ayons été tous invité par l’Empereur pour y participer.
- En effet, c’est une excellente initiative.
- J’ai vu que vous aviez offert de magnifiques vases en porcelaine contenant une nourriture qui avait l’air particulièrement fameuse… Qu’est-ce que c’était ? »
Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir dans ces vases ? Il va falloir improviser sur ce coup-ci.
« Une recette de tofu avec du bœuf et des légumes. Les légumes et les épices donnent cette odeur caractéristique que vous avez pu sentir.
- Ah c’était donc ça, je vois ! Il faudra me donner cette recette, cela avait l’air très bon, héhé ! »
Nous échangeons un sourire entendu tandis qu’il détourne la tête pour parler à son épouse. Zhao Yong est un marquis du centre de l’Empire, il administre une petite région non loin de la ville de Xi’An de mémoire. Un homme qui a fait carrière dans l’armée avant d’être muté en politique.
D’autres invités commencent à arriver. De moins en moins importants et connus. Des fonctionnaires majoritairement. Quelques représentants des tribus affiliés à l’Empire sont également présents, certains non loin de moi d’ailleurs.
Je ne peux m’empêcher de contempler les riches décorations du lieu. Des panneaux sertis de pierres précieuses et de tissus sont suspendus au plafond, des talismans chinois -rouges- sont accrochés un peu partout, notamment autour des colonnes. Les lanternes écarlates présentes un peu partout finissent de poser l’ambiance de la fête.
Bientôt, alors que la nuit est complètement tombée à l’extérieur, l’Empereur se lève lentement. Il s’élève lentement, et pourtant tout le monde se tait, le fixant avec une dévotion sans pareil. Tout trahi la vieillesse et la fragilité et pourtant, ces ornements rappellent que son règne n’est pas encore fini et qu’il a encore bien des années à vivre. Il prend la parole.
« C’est avec un immense honneur et plaisir que je vous accueille ce soir au sein de la Cité Interdite. En ces périodes de fête, j’ai exceptionnellement pris la lourde décision de vous arracher cette soirée à vos familles pour venir célébrer l’ouverture de la nouvelle année avec moi. » commence-t-il avant de marquer une légère pause.
« Je connais le moindre d’entre vous, je connais vos noms, vos familles, d’où vous venez, ce que vous faîtes et ce que vous aimez. Nous avons grandi et vieilli ensemble, tous animés par la mission de servir les peuples de la Terre des Dragons… Même si certains s’y refusent encore de l’autre côté de la Grande Muraille ! » lance-t-il avec le ton légèrement moqueur pour les mongols.
Il pose son regard un instant sur moi, avant de regarder son fils.
« Le Prince Hailong a pensé que c’était juste que je vous invite pour avant tout vous remercier du service que vous accordez à moi et donc à notre nation. Notre force vient de notre union, de notre cohésion. De l’âme qui nous anime. » continue-t-il en souriant amicalement à l’assemblée.
Même si je n’ai jamais été une grande admiratrice de l’Empereur, je dois admettre qu’il a l’air d’être un homme bien. Bien que parfois dur comme j’ai pu le constater à plusieurs reprises. Il reprend vite la parole pour éviter de laisser un blanc trop long entre chaque intervention. J’ai l’impression qu’il fait des pauses régulières pour pouvoir respirer.
Mine de rien, il est assez chargé.
Les serviteurs en profitent pour aller servir le premier verre de boisson. Chaque invité va porter un toast, avec Sa Majesté, ce qui est extrêmement rare dans la culture locale. C’est une véritable chance d’être ici et de vivre l’événement depuis l’intérieur.
« Ensemble, mes amis… Célébrons la Nouvelle Année et que les Cieux nous soient toujours favorables ! Pour la Chine ! 新年快乐 !
- Vive l’Empereur ! Pour la Chine ! 新年快乐 ! » répond l’assemblée en chœur.
Cul sec.
L’alcool brûle un peu ma gorge. J’ai intérêt à m’accrocher, ce n’est que le premier verre et à mon humble avis, ce n’est pas près d’être fini. Les eunuques et les servantes commencent à apporter les plats. Une véritable farandole, une vague continue de servants amènent milles et un trésors culinaires.
Des canards laqués entiers, des pâtisseries chinoises, des nouilles, des légumes, des fruits, des salades, des plats en sauce, des viandes frites, bouillies ou cuites aux braises ou bien dans des fours. Les cuisiniers ont dû travailler d’arrache-pied pour pouvoir réaliser tout ça dans les temps. Un exploit en soi. Heureusement que Francis n’est pas là, je crois qu’il ferait une attaque face à tous ces plats qui s’offrent à lui. Un tel choix, il n’en reviendrait pas.
« Commençons à manger pendant que c’est chaud. Allez-y ! Et pour accompagner tout ça… » lance l’Empereur tout en faisant un geste de la main.
Les serviteurs s’empressent avec délicatesse et précision de servir tous les invités avec une synchronisation parfaite. Chaque table a la même quantité de plats, servis à parts parfaitement égales. Je me prépare à commencer à manger… Je vais commencer par le bœuf, il a l’air bien saignant.
Soudain, des timbales résonnent. Je sursaute presque tellement c’est inattendu pour moi. Et puis ça recommence, encore et encore. Bientôt d’autres instruments viennent se joindre à elles pour former une mélodie rythmée et joyeuse.
Des portes ouvertes jaillissent des danseuses qui viennent envahir l’entrée du Pavillon de l’Éternel Printemps. En tenues traditionnelles adaptées à la danse, elles ont des manches plus longues que la normale pour former des arabesques envoutantes dans les airs. On se perd dans l’ensemble des tissus et des corps virevoltants, des sourires et des poses.
La soirée s’annonce sous des auspices favorables.