Il était là, bedonnant, trônant sur son traineau en plastique à côté de deux de ses fidèles rennes. Pour lui parler une petite minute, il fallait faire la queue une bonne heure. Mais qu'était une bonne heure pour une minute de bonheur ?
C'était au tour d'une petite fille qui pour l'occasion s'était faite coquette et des couettes. Pour un instant, la lumière dans ses yeux dissimulait la misère.
"Et tu viens de loin pour me voir ? Ho ho ho."
"Non, j'habite dans ce château maintenant !"
"Et avant, tu étais où ?"
"Au Palais des Rêves ! Mais Papa il dit que notre monde il est parti en voyage et qu'il reviendra bientôt. En attendant, ben on est ici."
La petite fille souriait au Père Noël, dont on ne pouvait discerner l'expression derrière sa grande barbe blanche. Il mit un petit temps avant de répondre de sa voix de faux baryton : "Mais oui, ho ho ho, ton papa a raijon. Les mondes ont le droit de voyacher eux auchi, et de rencontrer d'autres mondes pour faire caujette ! Mais dis-moi, est ce que tu as été chache chette année ?"
"Oh oui ! J'ai rangé ma chambre et j'ai aidé maman a faire les corvées. Mais comme elle est au Palais, je ne peux pas la voir pour Noël. C'est triste."
"Oh, mais che chuis chûr qu'elle penche à toi. Et chi tu penches à elle, ch'est comme chi vous étiez enchemble."
"Oui..."
La fille souriait encore, mais moins. Le Père Noël tapa dans ses mains engouffrées dans des manches trop longues et releva immédiatement son grand bonnet qui avait tendance à lui tomber devant les yeux.
"Bon. Dis-moi che qui te ferait plaisir ! Tu feux prendre une photo avec moi ?"
"Oh oui ! Comme ça, je la montrerai à Maman."
"Hé hé, chuper. Allez, grimpe !"
Le Père Noël avait bien trop d'embonpoint pour bouger, alors la petite fille escalada d'elle même son ventre, perdit l'équilibre et fut rattrapée par les deux grandes manches pour être guidée jusqu'au genou.
"Il glisse, ton ventre ! On dirait un gros ballon."
"Ho ho ho. Elle est bien bonne, chelle là." Le Père Noël avisa le vrai père, celui de la fille. Il se tenait légèrement en retrait, visiblement ému. "Pour la photo, il faut foir afec le lutin Loulou chuste là."
C'était ce qu'il appréciait le moins dans cette histoire. Il tenta de ne pas y penser en continuant à converser avec la fillette, mais il ne put pas retenir un haussement de coeur quand le père sortit quelques munnies de sa bourse et les donna à Loulou. Aussitôt, le petit lutin aux pieds palmés vert et rouge sauta sur le trépier du gros appareil photo pour le prendre en tenaille avec ses jambes, rajusta ses oreilles pointues qui tombaient et enclencha le mécanisme.
"Dites cheese."
"Cheeeese !"
CLAC
***
"Tu verras, mon garçon, il n'y a que toi qui peut le faire."
"Vous êtes sûr, Oncle Picsou ? Je ne suis pas certain d'avoir l'esprit de Noël..."
"Fadaises, fadaises ! Tu es l'esprit de Noël incarné, tous les jours de l'année, mon petit. Tu auras un succès fou, héhéhé." Le milliardaire se frottait les mains, l'oeil avide. "Tu n'as même pas besoin de te forcer, dis ce qui te passes naturellement par la tête, et ça marchera !"
"Mais je ne suis pas le vrai Père Noël !"
Picsou se tapa le front avec une main, soulevant légèrement son haut de forme. "Sora, le Père Noël n'existe pas. Quand même, y croire encore à ton âge..."
"Bien sûr qu'il existe. Je l'ai vu, j'ai visité son atelier avec Jack !"
"Oui oui, bien sûr... et il offre des cadeaux gratuitement à tout le monde, niark niark."
"Oui."
Sora attendit quelques secondes et agita une main devant la tête hébétée du canard.
"Hé bien, puisque tu es un des rares élus à l'avoir vu 'pour de vrai', tu es le plus à même de savoir comment l'interpréter."
"Je ne lui ressemble pas du tout."
"Des broutilles. Je vais t'arranger tout ça. Je peux même t'amener deux rennes pour rendre le tableau encore plus réaliste."
Sora croisa les bras sur sa poitrine, bougon. Le canard s'appuya sur sa canne et pencha la tête, l'air doucoureux.
"Oh, allez, fais ça pour ce vieil oncle Picsou. C'est une occasion unique d'attirer le chal- je veux dire, de diffuser l'esprit de Noël. De réchauffer les coeurs. Et crois-moi sur parole, les gens en ont bien besoin en ce moment."
"Bon, d''accord", soupira Sora. Picsou avait sans doute raison, c'était ce qu'il savait faire de mieux. Même si.
"Parfait. Je vois l'opération d'ici. On va mettre une patinoire, des guirlandes, ça va être une fête incroyable ! Et le tout pour un prix tout à fait modique. Je gère l'aspect organisationnel, je m'occupe des stands, je vois avec les gardes pour la sécurité, il ne faudrait pas que des sans-coeur viennent tout gâcher. Toi, tu as juste à.. être toi. Et surtout, tu penseras bien à-"
***
"Père Noel. Père Noël !"
La petite fille tirait sur la fausse barbe blanche, à deux doigts de l'enlever. Le Père Noël fit claquer sa longue manche juste à côté pour l'en empêcher.
"Halte là, ho ho ! Che chuis très chenchible de la barbe, ma petite."
Cette barbe était une torture. Elle le démangeait, et ça faisait plus de trois heures qu'il avait une furieuse envie de se gratter les joues jusqu'au sang. Mais c'était un petit sacrifice, tout bien considéré. Tout comme le papier maché qu'il avait dans la bouche.
"Père Noël, je peux monter sur le petit renne, là ? Il est trop mignon."
La tête du petit renne en question se tourna vers eux, l'air interrogative. Puis elle fit non.
"Bien chûr !"
"Non-non-non-non-non" s'exclama le renne d'une voix nasillarde et étouffée.
"Un renne ne fait pas non-non-non-non-non" fit le Père Noël en tançant l'animal avec son doigt.
"Breuh breuh. Breuh breuh !"
"Allons, ne te fais pas prier. Hop !" Pas de raison qu'il soit le seul à souffrir. Il aida la petite fille a sauter de son genou et, avec un bel entrain, elle grimpa sans ménagement sur le dos de l'animal.
"COUAC !"
En un coup de reins, le renne mit la petite à terre, et les murmures des gens qui attendaient dans la queue se turent pour laisser s'exprimer pleinement la surprise, l'impuissance et la tristesse de l'enfant. Elle pleurait tellement fort qu'elle en occultait la musique de Noël. Son père accourut pour la ramasser et la rassurer.
"Donald..." gronda le Père Noël, qui en oublia soudain qu'il était sensé être vieux.
"Quoi ? C'était pas dans le contrat !" Derrière les yeux placides de l'auguste renne, Sora pouvait deviner sans peine qu'on le fusillait du regard.
"T'as chigné un contrat ? Tu.. tu es payé ? Ch'ai rien chigné, moi."
"Peu importe ! L'humiliation a assez duré. Je suis le Magicien de la cour, pas un vulgaire animal ! Et puis ça fait cinq heures qu'on est là, j'ai le droit à une pause."
"Chuuut, tais-toi, tu fais fuir les clients. Et je te signale que tu ES un animal. Et même vulgaire, parfois."
"Les clients ? Non mais Sora, tu t'entends parler ? On dirait Oncle Picsou !"
"Attendez, Monchieur. Ho ho, brave homme." Le Père Noël agitait sa manche pour attirer l'attention du père furieux, sa petite en larmes dans les bras. "Pour nous faire pardonner, prenez donc chechi." Il sortit un carton de la poche de sa veste rouge. "Ch'est un bon de réduchion de chinq pourchents, oui ! Chinq Pourchents pour une délichieuje glache de Noël. Elles chont au chtand là-bas."
L'homme serra le poing. "Vous vous payez notre tête, c'est ça ? D'abord la photo à vingt munnies, et maintenant cette réduction ridicule ? Vous profitez du malheur des gens ! Un simple 'pardon' aurait suffi, un semblant de compassion, mais ça ne vous viendrait même pas à l'idée !"
L'adulte n'attendit même pas la réaction du Père Noël. Il fila à grandes enjambées sans un regard, sans un merci. Et comme ils l'avaient entendu, les gens dans la queue s'éparpillaient déjà à la recherche d'une autre animation pour leurs enfants, même ceux qui étaient là depuis plus de cinquante minutes. Cela ne manqua pas de provoquer crises d'angoisses et protestations chez la progéniture.
Le Père Noël obèse s'affala sur son traineau en plastique et lança un regard noir à son petit renne.
"Bravo. Vraiment, bravo. Ch'est toi qui expliqueras cha à Oncle Picsou."
"Tu n'avais qu'à pas la mettre sur mon dos ! Maintenant, enlève-moi ce déguisement."
Sora croisa ses trop longues manches sur son trop gros ventre. "Non."
"Grmblblblblbl. Lutin Fifi, enlève-moi ça !"
"Impossible, Oncle Donald." Fifi était en train d'accrocher des cadeaux vides au sapin en toc. "Le contrat stipule que tu peux prendre une pause après six heures consécutives de travail. Or, cela fait seulement 5 heures et 12 minutes que nous avons commencé."
Sans accorder d'importance aux vociférations de Donald, Sora tourna la tête vers son autre renne, plus grand et couché à terre. Les yeux placides étaient ouverts, mais en penchant la tête, il pouvait entendre le renne ronfler.
Sora soupira dans sa grande barbe qui piquait et ferma les yeux, tentant de se concentrer sur la musique qui sucrait l'air. Comme il s'affalait de nouveau, son bonnet rouge lui retomba sur le visage.