Sora connaissait cet endroit. Il le connaissait même par coeur. Le cri strident des mouettes. Le goût et l'odeur de l'iode dans l'air. Les coquillages réfugiés dans le sable. Et derrière lui, les cocotiers, la cascade d'eau claire, la cabane et le pont de bois.
"Je suis de retour."
Sa voix ne trahissait ni joie, ni amertume. Aucune émotion. C'était une conclusion somme toute logique, l'aboutissement de son raisonnement. Etrange, tout de même : il ne s'était pas du tout attendu à se retrouver là. C'était comme s'il venait de plonger dans un rêve.
Il remonta le long de la plage et en un seul long bond se retrouva sur le pont de bois qui menait au petit ilôt, l'endroit parfait pour un combat à l'épée de bois. Un léger vent soufflait, il faisait lanciner les feuilles de l'arbre à paopu qui tronait là, courbé comme toujours. Sora bondit sur le tronc et s'y installa, pieds croisés dans le vide, mains sur l'écorce.
Ses jambes se balançaient doucement, ses yeux se perdaient dans l'horizon. Quel parfait tableau. Comme une image précise et rigoureuse des îles telles qu'il les avait vues avant de les quitter pour la toute première fois. Comme si le temps n'avait pas eu d'emprise sur elles. Et tout paraissait si réel ! Il ne manquait que...
"Sora."
"K... Kairi ?" Aucun doute, c'était sa voix. Tournant la tête, Sora la vit, ses longs cheveux entre rouge et chatain qui glissaient sur ses épaules au rythme de ses pas sur le pont. Ses vêtements, ses chaussures roses. Et, quand elle s'arrêta en face de lui, ses yeux bleus, son sourire. Elle n'avait pas grandi.
"Je me demandais où tu étais passée. Qu'est ce que tu fais là ?"
"Tu ne le sais pas ?" Elle avait croisé les bras sur son ventre et le scrutait d'un air amusé, avec toutefois une lueur de tristesse dans le regard. La même que toujours, d'aussi loin que Sora se souvenait.
"Où sommes nous ? Je veux dire, je sais bien que c'est les Îles du Destin mais..."
"Nous sommes là où tu veux être. Tu existes ici, Sora."
"Euh... J'ai vécu dans les îles, oui, mais ça fait des années. Et puis elles ont changé, les ténèbres-"
"Non. Le temps n'a pas de prise ici. Tu existes ici."
Sora se grattait la nuque, l'air songeur. Kairi avait toujours eu l'art d'évoquer des concepts compliqués comme si c'était les choses les plus évidentes au monde. Il avait appris à l'accepter.
"Mais toi, pourquoi es-tu là ? Tu es prisonnière ?"
"Oui." Elle était soudain très sérieuse et son regard insistant, plus froid, le mettait légèrement mal à l'aise.
"Vu comme tu me regardes, j'ai l'impression que c'est de ma faute."
Le petit sourire de Kairi fut comme une libération. Il avait ce pouvoir, à lui seul, de faire comprendre que rien n'était grave, que tout irait bien. "Il n'y avait pas d'autre solution. J'ai trouvé refuge ici pour échapper au pire."
"Mais tu ne peux pas rester là. Comment je peux faire pour te libérer ?"
"Allons, Sora... pour toi, ça devrait être évident. Ton coeur te montre le chemin depuis le début, cesse donc de lui résister."
Sora ne répondit pas. Au lieu de cela, il reporta son regard sur l'horizon, réfléchissant à ce qu'il venait d'entendre. Oui, il avait eu le sentiment de devoir aller à tel ou tel endroit, à plusieurs reprises. Ce sentiment fort qu'il n'y avait pas d'autre chemin à prendre. Parfois, il s'y était résolu. A d'autres moments, il avait refusé, par intime conviction qu'il y avait plus urgent, plus important à faire. Sauver les mères disparues. Retrouver Riku. Sauver le monde de Sherwood.
Kairi était maintenant assise à sa gauche, sur le tronc. Encore une fois, le sourire qu'elle arborait stoppa ses pensées.
"Ne t'inquiète pas. Je vais te guider. Le fragment que tu as récupéré dans ta chambre..."
"Comment le sais-tu ?" réagit Sora en fronçant les sourcils.
"... tu dois t'en séparer. Maintenant." La voix douce et fluette de son amie atténuait la fermeté de l'injonction qu'elle venait d'asséner.
"M'en séparer ? Mais pourquoi ?" Avec Roxas, Mickey, Naminé et Xion, ils avaient affronté tant de dangers pour pouvoir récupérer ce fragment. Tout ça pour quoi ? L'abandonner ?
Kairi soupira doucement sans se départir de son sourire. "Parce que tu ne peux pas le garder plus longtemps. Il finira par te détruire. Tu dois lâcher prise, Sora."
"Cette cage est pire encore."
Au beau milieu du hall plongé dans une obscurité presque parfaite, une ombre tournait en rond. Elle avait encore une rage au ventre, inextinguible.
"Tu sais que je te détestes ?"
Elle s'adressait à un vide, pile au milieu de cette bulle invisible qui la retenait captive, là, sur le piédestal où se tenait autrefois la Pierre Angulaire.
"Non, je voulais juste repréciser, au cas où on ne se soit pas bien compris."
Sora avait encore voulu jouer son héros. Sora avait suivi son coeur, enfin, ce qu'il en restait. Comme d'habitude, Sora ne l'avait pas écoutée.
Dès son retour de Sherwood, il avait échappé à la petite cérémonie d'accueil, prétextant être trop faible. En réalité, l'appel était si fort, si impératif que même l'ombre n'avait pas réussi à le dissuader. Sora s'était laissé entraîner jusque sous la salle du trône tel une marionnette, il avait tendu sa keyblade sans même se demander pourquoi et il avait disparu, la laissant derrière.
L'ombre pouvait entendre des coups ténus sur la très grande porte de la salle du trône, par delà l'escalier. Enfin ! Ca faisait quoi, dix minutes ? Une heure ? Elle avait l'impression d'avoir passé un an à se jeter de toutes ses forces contre ces parois transparentes qui l'empêchaient de quitter le piédestal.
Et ça tapait, et ça tapait encore contre la porte. "Je confirme : c'est pas des lumières." Elle mit ses mains griffues à sa bouche en guise de porte-voix. "OH LES BOUFFONS LA HAUT ! Il vous faut un porteur de keyblade. Maître A-k-u-ou-a. Le Roi Mi-k-et. Vous vous acharnez sur cette porte pour RIEN, elle est verrouillée."
L'ombre grogna et ses yeux jaunes fixèrent de nouveau le vide au centre de sa prison. "Tu nous as mis dans un de ces pétrins."
Mais le pire dans tout ça, c'était qu'elle ne ressentait plus sa présence. Auparavant, même s'il partait vagabonder ailleurs, même loin, il y avait toujours ce lien, aussi ténu soit-il, ce signe qu'il serait bientôt de retour. Là, rien. Elle s'en serait peut-être réjouie si elle n'était pas captive de cette bulle. Mais ne pas savoir où était Sora était quelque-chose de si nouveau qu'elle en avait le tournis. Comme s'il lui manquait quelque-chose, un centre de gravité.
"Qu'est ce que tu fais là dedans, hein ? Sans doute quelque-chose de très, très idiot. Pour ça, t'es le spécialiste !" Elle cogna contre la paroi transparente, qui absorba le choc comme avant. "Tu as besoin de moi, alors ramène tes fesses ici !"