"Sans lui, cette guerre aurait été gagnée plus vite."
Primus avait sans doute raison. Aiden avait tué de nombreux rebelles, il avait maltraité le peuple de Nottingham. Pourtant, Sora ressentait un malaise à l'idée de le ramener avec eux au Château Disney.
"Les conditions dans nos cachots sont souhaitables pour un homme tel que lui."
Des cachots où il allait attendre et attendre encore son jugement. La Générale avait parlé d'un procès, peut-être, dans quelques années. Pourquoi pas plus tôt ? Et était-ce vraiment à la Lumière de le juger pour ses actions ? Qui pouvait être assez vertueux, assez juste pour décider du sort d'autres personnes, quoi que fussent leurs actes ? Il avait posé simplement la question : "Il ne devrait pas plutôt être jugé ici, dans son monde ?" Visiblement fatiguée, Primus lui avait répondu : "Je ne lui souhaite pas. De toutes façons, tout a été réglé avec le Shérif."
Sora n'avait pas insisté. Maintenant, ses pas le portaient dans les travées du campement, à travers la brume dense qui tardait à se dissiper et donnait au campement silencieux une allure fantomatique. A chaque foulée, il grimaçait. Ses jambes étaient trop lourdes, comme engourdies, et même si son ventre lui faisait moins mal, il se sentait bien fatigué. Une heure plus tôt, il s'était réveillé de son sommeil sans rêves avec la nausée. Sang-Bleu, dont il partageait la tente depuis son arrivée ici, l'avait traité de "Visage Très Pâle." Une portion de soupe lui avait depuis redonné un peu de force et de couleurs.
Non, quelque-chose clochait dans cette décision de ramener Aiden. Le Château Disney n'était pas son monde, il n'y avait aucun souvenir, aucune attache, aucun ami. Et c'était pire que ça, quand on y réfléchissait. La Lumière ne se contentait pas d'aider les mondes dans le besoin. Elle s'immiscait. Elle jugeait. Nul doute qu'elle enverrait des troupes pour conforter sa position ici. D'autres pions pour occuper ce que semblaient être devenus les mondes : de simples cases sur un échiquier.
Sora secoua la tête. Il délirait, sûrement la fatigue. Mieux valait la Lumière que la Coalition Noire, assurément. Pourtant...
Si tous les voyages de Sora lui avaient appris une chose, c'était que chaque monde était unique. Chacun avec ses héros, son histoire, ses merveilles. "Il ne faut pas déranger l'ordre des mondes". Cette phrase, il l'avait entendue beaucoup de fois dans la bouche de Donald et Dingo. Il n'y avait pas accordé tant d'importance que ça à l'époque, trop passionné, trop curieux de ce qu'il pouvait encore découvrir. Maintenant, il comprenait. Déranger les mondes, s'y immiscer de trop, c'était leur enlever de cette magie dont il s'était goulument rassassié plus jeune.
C'était aussi les rendre plus visibles, les élever en cibles pour ceux qu'on désignait ennemis. Que faire, alors, pour empêcher ça ? Verouiller les Entrechemins ? Ridicule, la Shinra était déjà partout. Ses circuits interstellaires étaient autant de veines où pouvaient librement se propager venin et corruption. Il était trop tard, le mal était fait, il se répandait de manière continue dans les mondes, contaminait les coeurs faibles comme un virus. Ici Kefka, là-bas Death. Combien d'autres encore ? Qui donc pouvait les arrêter ? Qui était assez fort ?
Sora posa la main sur un ratelier d'armes pour reprendre son souffle, rauque. Bien vite, une toux féroce le prix. Il toussa encore et encore, croyant que ses poumons brûlants allaient remonter par sa gorge. Quand, les yeux rougis, il put de nouveau respirer normalement, il leva la tête. La brume l'empêchait de bien voir mais Sora le savait : derrière ses nombreux voiles, le ciel était toujours le même.
Tout ça était vraiment trop compliqué pour lui, pensa-t-il. Il n'était pas très intelligent, ça il le savait, on le lui avait assez répété. Suivre son coeur était plus à sa portée. Et même si ses battements l'avaient poussé dans des directions contraires depuis son retour, ils l'amenaient maintenant, dans un rythme régulier, vers Aiden.
Chaque chose en son temps.
***
Aiden était avec les autres prisonniers, dans un coin reculé, brumeux et boueux du camp, sous bonne garde, les pieds et les poings enchaînés. Des gamelles de soupe à moitié vides trainaient non loin, trop loin pour les prisonniers.
Quand il le vit, Sora en fut d'abord répulsé. Pourquoi aurait-il pitié de ce rat, pourquoi même avait-il voulu défendre sa liberté auprès de la Générale ? Il avait tué Freyja, il avait ôté la vie de son amie, et il lui ressemblait bien trop ! Puis Sora se remémora le cimetière bordant la chapelle de Frère Tuck. Cette croix parmi toutes les autres, un peu à l'écart, sur laquelle personne n'était allé se recueillir. Même lui avait trouvé ça au dessus de ses forces. Aiden l'aurait fait. Il repensa à ce moment, quand Aiden l'avait aidé à battre le sans-coeur et sa boule de cristal, il se souvint de la colère sourde qu'il avait choisi de réveiller, de ne plus contrôler. Comment pouvait-il continuer à en vouloir a Aiden ? A suivre ce chemin, il finirait comme lui, aveuglé par sa propre haine.
*C'est pourtant toi qui te voiles la face. Je ne veux que te montrer la vérité.*
*Tais-toi. Tais-toi. Silence.* Il ne se sentait pas la force de faire face à la voix dans sa tête, pas maintenant, pas aujourd'hui.
*Tu perds ton temps. Rentre vite au Château, imbécile. Tu es malade.*
Sora serra les dents. Comme à propos, une nouvelle quinte de toux menaçait de le prendre. Il suait, pourtant il ne faisait pas bien chaud ce matin. Juste un rhume, c'était juste un rhume. Il le chassa de son esprit et s'agenouilla face à Aiden, cherchant à capter son regard. Aiden le tortionnaire. Aiden le meurtrier.
"Je viens d'apprendre que vous allez venir avec nous, au Château Dis... dans le monde où la Lumière s'est installée. On vous mettra aux cachots là-bas, et votre procès n'est pas pour tout de suite." C'était un euphémisme. Sora poussa un soupir sifflant. "J'aimerais pouvoir faire quelque-chose."
Oh, il pouvait. Prétexter qu'il devait l'amener à la Générale, briser ses chaînes et le laisser fuir. Désobéir ne lui faisait pas peur d'habitude, il avait même déjà désobéi à un roi. Seulement cette fois il était seul et Primus ne pardonnerait certainement pas aussi facilement que Mickey. Il s'assit dans la gadoue, entre Aiden et un autre prisonnier, un loup bien amoché, aux plaies putrides mais à l'air digne. Les bras autour des genoux, Sora pencha la tête vers le rat. "Vous n'aurez aucune récompense pour ce que vous avez fait. Vous saviez que de toute manière, ça allait mal se terminer pour vous. Mais vous l'avez fait quand même." Il fronça les sourcils. "Pourquoi ?"
Cette question lui trottait dans la tête depuis ce moment. Le moment où, répondant a sa supplique, Aiden, se sachant condamné, ayant tout perdu, avait choisi de sauver le monde.