En redressant le torse, il ressentit une douleur sourde dans les reins. Elle remonta dans son dos pour irradier ses épaules. "Hmmmm." Son matelas de fortune, trop rigide, n'avait pas adouci les bleus de son combat avec le Général Primus. Avait-il à ce point vieilli ? Les yeux mi-clos, il fouilla le sol d'une main jusqu’à empoigner son pantalon qu'il enfila machinalement. Son pied droit fut pris d'une crampe à cet instant précis et il passa une minute à souffrir sans rien pouvoir y faire. Quand son pied se détendit à nouveau, il fut très soulagé. "Aaah." Sa ceinture sanglée, il attrapa ses chaussures et les enfila, puis se mit debout.
Sa jambe droite se serra. Le choc de la veille avait réveillé une ancienne blessure. "Ouuuuh." Sora grinça des dents, le sang quitta son visage. Pourquoi s'était-il engagé dans cette guerre déjà ? Il était déjà ko avant sa première bataille. Si seulement il y avait un magicien qui pouvait lui lancer un bon sort de soin... ou un mog ! Où qu'il aille, il y avait toujours des mogs.
"Visage Pâle mérite son nom."
Sora sursauta. Il n'avait même pas vu Sang-Bleu, parfaitement immobile et à genoux sur sa couche. Les yeux noirs de l'indien dont il partageait la tente le fixaient intensément. Sora lui sourit : "Le soleil me redonnera des couleurs." Et quelque-chose à manger aussi, ce serait vraiment bien. Sang-Bleu n'eut aucune réaction et continua de l'observer. L'officier de la Lumière, dont Ravness avait requis la présence ici, ne lui avait adressé que trois fois la parole depuis la veille. Une fois pour se présenter, une fois lorsque Sora lui avait demandé pourquoi il s'appelait Sang-Bleu (il avait répondu : "Nous indiens demandons trop pourquoi"), une dernière fois à l'instant.
Un peu gêné par ce regard persistant, Sora s'en détourna et enfila sa veste, qu'il avait déchirée de ses propres griffes la veille. Elle était toujours en sale état. Maintenant, c'était certain : la magie des trois fées avait disparu et ses vêtements ne lui accorderaient plus ni protection ni puissance. Il se devait d'être encore plus prudent ce qui, hélas, n'était pas vraiment son fort. Sans trop forcer sur sa jambe endolorie, il se dirigea vers l'entrée de la tente.
"Ou va Visage Pâle maintenant ?" demanda Sang-Bleu.
"Manger !" fit Sora en posant une main sur son ventre. "Et parler à Freyja."
Dame Ravness ne l'avait peut-être pas mis avec Sang Bleu par hasard. L'officier était sans aucun doute très fidèle à son Général et ne manquerait pas de lui rapporter ses faits et gestes. Mais cela importait peu, car Sora n'avait plus grand chose à leur cacher. Sang Bleu fit simplement oui de la tête et reprit une fois encore la parole : "On peut fendre un rocher, on ne peut pas toujours attendrir un cœur." Sora réfléchit un instant. Il n'était pas sûr du tout que le proverbe soit bien à-propos. Il répondit d'un air assuré : "Ça n'empêche pas d'essayer." Comme Sang-Bleu ne dit rien, il souleva un pan de la tente et sortit.
La lumière du soleil l'aveugla quelques secondes et il faillit culbuter une cohorte de vautours qui passaient à toute allure. Sa vision revenue, il constata que tous les brigands se dirigeaient au même endroit, vers le centre du campement. Il suivit le mouvement en titubant et passa de nombreuses tentes pour se retrouver sur la place centrale ou sur des feux maitrisés trônaient de grandes marmites à peine frémissantes. Il se mit à la queue, comme tout le monde, observant la ménagerie qui s'agglutinait. Hérissons, éléphants, vautours, lapins, tortues, ils avaient tous une chose en commun à cet instant précis : une faim de loup. Aucune rate à l'horizon.
"Pas de panique, les amis, pas de panique. Il y en aura pour tout le monde. La cueillette fut bonne", anonnait un coq qui passait entre les rangs bien ordonnés. C'était Adam de la Halle, le ménestrel. "Ouais ouais, c'est gentil de nous en avoir laissé, Adam !" fit un blaireau, ce qui provoqua quelques rires taquins dans son voisinage. "Que voulez-vous les amis ? Une grappe de fruits qui explose dans votre gorge, c'est autant de mamelles dont on goûte le divin suc !" "Un vrai poète", fit un des vautours à ses mornes congénères. Ils ne goutaient visiblement pas le lyrisme grivois du trouvère.
"Oh, Sora !" fit le coq en s'introduisant dans la file à ses côtés, ce qui provoqua quelques remarques à l'arrière auxquelles Adam ne prêta aucune attention. "Vous ne pouvez plus vous passer de notre compagnie, on dirait. Un plaisir de vous revoir.""Bonjour Adam. Comment vont Bobby et sa sœur ?" Adam s'éclaircit la gorge, soudain embarrassé. Il répondit d'abord "Bien, bien" avant d'ajouter, plus bas : "Je serais vous, je n'irais pas parler à Bobby tout de suite. Ce qu'il a vu hier l'a un peu..." "Je comprends," fit Sora. Sa poitrine s'était serrée. Il se souvenait très nettement maintenant de ce que son ombre avait fait. Cette violence, cette malfaisance faisaient partie de lui, et il fallait l'expliquer à Bobby. Mais comment ? Il avait tergiversé toute la nuit sans trouver les mots qui apaiseraient le lapereau.
"Ne vous rongez pas autant les sangs, jeune homme. Tout finira bien", fit Adam, qui avait repéré le malaise de Sora. "Comment peux-tu en être sûr ?""Quelle question ! Toutes mes histoires finissent bien, voyons." Sora sourit. L'enthousiasme et l'optimisme constant du coq faisaient plaisir à entendre. "Oh, Brande-gourde !" s'écria soudain Adam en se faufilant à l'avant de la file. "Alors, bien remis de votre magistrale cuite ?"
Sora le laissa filer, concentrant son attention sur les autres conversations tout autour de lui. On parlait de la bataille finale, qu'on sentait imminente. C'était dans l'air : de la peur et de la résolution. On discutait du Général Primus, de sa fermeté et de son intransigeance. Certains exercices qu'elle avait fait faire aux troupes restaient visiblement dans les mémoires. On évoquait le lévrier qui avait déserté Kefka avec ses troupes pour finalement se faire exécuter par Ravness. Elle n'avait pas sourcillé, disait-on. Quelques commentaires fusaient sur une belle blonde inconnue nommée Système, qui partageait la tente du Général et qui semblait attiser la curiosité par son allure et ses manières. Et, au grand bonheur de Sora, on parlait aussi d'avenir, de ce que serait Nottingham une fois Kefka et ses sbires boutés. Au moins, les rebelles n'avaient pas oublié ce pour quoi ils se battaient.
Concentré sur les échanges de ses voisins qui lui donnaient une meilleure appréciation de la situation, Sora ne se rendit même pas compte que la file avait bien avancé. C'était à son tour d'être servi.
"Tiens, une nouvelle tête ! Tu es arrivé hier, c'est bien ça ? Le shérif nous a parlé de toi."
Un grand ours brun à la mine bonhomme se tenait devant lui, près de la grosse marmite, une louche à la main. Un air de guitare emplissait l'air.
"Oui." "Tous ceux qui veulent botter les fesses de Kefka sont les bienvenus dans notre joyeuse compagnie !" fit l'ours de sa voix chaude et grave en posant lourdement sa patte libre sur l'épaule de Sora, qui retint un cri de douleur. L'ours rigola tout seul. "Je suis Petit-Jean. Tiens, prends du thé." Il trempa la louche dans la marmite et remplit une chope en ferraille qu'il tendit à Sora. "Tu m'en diras des nouvelles. Il est parfumé... à la bergamote. Hmmmm." La truffe de Petit-Jean s'anima, dirigeant le reste de son corps vers la marmite. Sora crut qu'il allait plonger dedans, mais l'ours se retint à la dernière seconde.
"Je peux en avoir une deuxième ? Pour une amie" fit Sora. Freyja n'était toujours pas en vue, peut-être était-elle encore dans tente ? "Bien sûr !" Petit-Jean servit généreusement le thé odorant dans une autre chope et la tendit. "Il y a aussi des baies bien rouges et bien juteuses là, sur la table, et des racines ! Remplis ce petit ventre, je l'entends crier d'ici !" Sora acquiesça et alla se servir. Les chopes serrées contre sa poitrine, les racines et les baies en main, il quitta la foule. A un lapin retardataire avec une cape, il demanda s'il savait où se trouvait la tente de Freyja. Le lapin lui donna des directions précises, quoique hâtives avant de reprendre sa course. Sora dût quand même tourner quelques minutes dans les rangées rectilignes de tentes, au son des guitares qui animaient la vie du camp, avant de repérer une voix familière. Il suivit le chant jusqu'à se trouver devant une tente, semblable à toutes les autres, dont le pan était ouvert pour laisser entrer le soleil.
Planté devant l'entrée, il écouta Freyja chanter. Sa voix était en harmonie avec le son des guitares, mélancolique et belle. Il n'avait aucune envie de l'interrompre, bien content de se laisser envelopper dans cette douce langueur qui faisait écho à ses propres interrogations. L'odeur de la bergamote parachevait le tableau. Quand elle eut fini, il voulut l'applaudir mais se souvint qu'il avait les mains prises. Alors il s'éclaircit la gorge. "Bonjour." Son sourire était un peu forcé. A vrai dire, même après sa nuit, il ne savait toujours pas comment aborder la rate. Il allait devoir improviser. Normalement il était doué pour ça, mais il commençait à en douter. Il s'avança et lui tendit une chope de thé. C'était sans doute un bon début.
"Je voulais vous remercier. Pour ce que vous avez fait hier." La rate s'était interposée entre lui (ou plutôt son ombre) et Primus, lorsque la Générale avait voulu utiliser son bouclier de lumière pour éradiquer les ténèbres de son coeur. "Vous n'aviez rien à y gagner, juste la colère de la Générale. Alors... merci." Les yeux fixés sur Freyja, il déglutit. Bien sûr, ce n'était pas tout. Il devait le lui dire, ça le préoccupait bien trop. "Mais pourquoi m'avoir menti ?"
Il n'y avait aucune animosité dans sa voix, juste de l'incompréhension. La veille, avant l'altercation, il avait tenté de lui redonner confiance, et il avait cru que ça avait fonctionné. Mais non. Les mots qu'elle avait prononcé depuis le hantaient toujours : "Je suis loin d'être une bonne personne.. Je ne mérite aucunement l'attention qu'on me porte." Freyja l'avait dit sereinement, avec tellement de conviction qu'il en était encore déboussolé. Elle devait lui dire que c'était du flan, juste de la comédie pour amadouer la Générale. Elle pouvait tout lui dire sauf "Je le pense vraiment".
Dernière édition par Sora le Mer 1 Fév 2017 - 19:44, édité 1 fois