Il y a des jours qui ne donnent pas envie de se lever. Le ciel gris diffusait à peine suffisamment de lumière par la fenêtre pour distinguer le jour de la nuit. Des nuages menaçants qui ne déversèrent pas leur mauvaise humeur et continuèrent de traîner leur mine lugubre. Des icebergs sur l’horizon qui ralentissaient le commerce et donc l’activité, le rythme cardiaque et les poumons de la ville de Port Royale. La pièce vide alors que ses camarades étaient déjà parties à leurs missions. S’il n’y avait pas eu le regard inerte et insistant des peluches de Caitlyn surplombant la pièce sur leur étagère, Lenore serait restée couchée probablement.

Une journée sans.



La mercenaire avait pris le temps d’observer le tableau des missions en descendant déjeuner. Elle avait choisi un intitulé tranquille qui correspondait à ses capacités et qui était visiblement souvent bouder. Ça pour casser, tuer, dévaster des forêts, il y avait toujours du monde, piller, voler, sauver la veuve et l’orphelin quand ses collègues se sentaient l’âme héroïque aussi. La menu manutention par contre… Déjà la deuxième fois qu’elle prenait une mission d’entretien ou de désamorçage de piège. Il faut dire que cela demande du doigté et de la patience, du coup au Centurio, il y avait peu de candidat capable de les réaliser. Cette fois c’était de l’entretien pur et dur dans le monde d’Halloween. Elle redescendit au comptoir devant Fred en réfléchissant. La bricole elle aimait ça, et elle pourrait surement apprendre des choses sur les travaux d’un autre. De toute façon, elle n’avait pas envie de courir.

Elle baillait à s’en décrocher la mâchoire, assise devant le tenancier du Centurio. Halloween, elle en avait entendu parler. Le monde était glauque et morbide, pleins de monstres et elle serait transformée à leur image. Comme elle avait été numérisée à la Borne d’Arcade, mais en pire, elle-même aurait une apparence hideuse apparentée à priori à ce qu’elle pouvait être réellement en son for intérieur. Elle avait entendu les récits de collègues sur des vampires, des zombies, des…


« Désolé mais y a plus de pains. » Fred la coupa dans sa réflexion sans aucun scrupules ni excuses dans le ton de sa voix, en lui disposant une assiette d’œufs au bacon.

La mercenaire laissa tomber sa tête sur le comptoir et ne la releva pas avant un moment en gémissant de détresse. Sa journée commençait plus que mal.







Le trajet en transporteur Shinra ne fut pas plus gai. Non seulement à l’embarcation, elle avait eu le droit à des remontrances, visiblement ils avaient fini par la ficher pour crises de paniques répétées jusqu’à mettre à mal une porte de cockpit a l’un de ses derniers voyages, mais en plus, elle s’était retrouvée seule tout le long du voyage, Halloween n’avait pas grand succès parmi les destinations. Elle s’était enroulée de mauvaise grâce dans sa cape et allongée sur la banquette pour finir sa nuit jusqu’au débarquement et ne pas voir défiler les heures, enfermée. Le pilote la réveilla d’un coup de botte contre la banquette qui la fit sursauter. Un instant elle s’était crue en prison, secouant la tête pour en chasser ce souvenir.


Lenore profitait de l’éclairage de la soute ouverte. Le décor était plongé dans l’obscurité, des nuages noirs torturés et luttant dans leurs tourments, passaient devant une lune au sourire sadique. Sa lumière baignait à peine les contours d’une forêt sans feuillage, aux branches crochus entremêlés.


« J’ai dormi combien de temps ?  S’inquiétait la mercenaire.

- Il est tout juste midi.  Fit le pilote en refermant la porte de la soute. Sans autre client, il n’avait aucune raison de rester plus longuement.

- Ah ouais quand même… »

Le contre-jour de la lumière artificielle s’effaçant, la vision de la mercenaire s’adapta mieux au manque de luminosité ambiante. Elle pouvait distinguer déjà au loin quelques faibles lueurs dansantes, et les pavés d’un chemin à travers la forêt. Elle avait rendez-vous en centre-ville avec le maire.

« Bon… quand faut y aller… »

Se motivant, elle s’avança le long du chemin, faisant claquer ses bottes sur les pavés, mais elle s’étonna rapidement du bruit qui ne lui était pas familier. Beaucoup plus léger, ressemblant davantage à une somme de cliquetis. Continuant d’enchaîner les pas, elle baissa le regard au sol.






Elle mit du temps à intégrer ce qu’elle voyait, surprise par la vue d’os jaunis en lieu et place de ses pieds, de ses jambes. Ses pas ralentirent. Elle s’était attendue à un déguisement de sorcière, ou de petit chaperon rouge mais elle aperçut une corde épaisse pendouillant de ses cervicales mises à nue et une cage thoracique où logeait une grosse araignée noire occupée à tricoter une toile entre les côtes et autour d’un cœur rachitique brunâtre qui battait encore la cadence. Le cliquetis s’arrêta totalement quand elle cessa d’avancer pour prendre la mesure de ce qu’elle était devenue dans ce monde. Un squelette. Était-elle donc si vide de tout ? Dépossédée de ce qui constituait un être ? Ne se résumant qu’à un cœur qui lutte pour battre encore et un sentiment sombre dont elle n’avait pas tant conscience et qui tirait inconsciemment des ficelles pour lui donner un semblant de vie…

Levant ses mains devant ses yeux, elle écartait les phalanges sans chairs pour s’apercevoir qu’elles étaient dépourvues de la sensation du toucher. Elle tourna ses globes oculaires dans leurs orbites, dans tous les sens, privés des tendons et muscles qui auraient dû les empêcher d’observer l’os de son crâne derrière eux… Quelle vision étrange. L’idée saugrenue qu’ils pouvaient tomber, privés de toute paupière, la rappela à un peu de sérieux.

Ça ne l’empêcha pas de tenter de tourner la tête à trois cent soixante degrés arrêtant la rotation par ses mains squelettiques. Elle prononça quelques mots pour vérifier qu’en plus de la vue, elle possédait toujours la parole, une langue à cet effet, et une ouïe pour le détecter. Il ne lui manquait au final que les sensations d’odorat et de toucher, peut-être le goût, mais elle préférait éviter d’y penser.

Elle prit un instant pour respirer malgré l’absence de poumons. L’étude presque scientifique de sa nouvelle apparence lui permettait de ne pas paniquer au moins. Avait-elle toujours ce besoin de respirer ? Décidément certains mondes étaient bien déstabilisants pour des étrangers.




Elle fut perturbée dans ses constatations par le hululement glacial d’une chouette, la faisant sursauter et tituber sur ses os. Elle portait la main à sa cuisse pour saisir instinctivement sa lame, mais ni trouva ni cuisse, ni Murasama. L’animal s’enfuit mais laissa Lenore dans sa stupeur, affreusement légère et désarmée, bien qu’à y regarder de plus près, ses affaires n’avaient pas tant disparu. Elles s’étaient adaptées elles aussi pour parfaire son déguisement bien trop crédible..

La chaîne qu’elle portait au cou était devenue un nœud coulant en corde de chanvre épaisse, perdant cependant son utilité. Sa tenue et sa cape avaient disparu. Ses deux paires de côtes flottantes étaient brisées chacune d’un éclat osseux fin et pointu capable d’être détaché et replacé, remplaçant les aiguilles dissimulées habituellement dans son bustier. Son péroné droit, l’os arrière du mollet, était désolidarisé de la rotule contrairement au tibia, transformé en un éclat de verre rouge sombre se déchassant et pouvant être rangé de nouveau là. La mercenaire frissonna en manipulant ce morceaux d’un vieux cauchemar qu’était devenu Murasama, avant de la replacer et de constater que son autre péroné, certes tout à fait osseux lui, était l’équivalent de sa dague de botte. Elle était finalement bien équipée ce qui la rassura. Elle détestait plus que tout être en état de faiblesse.

Elle reprit son chemin, le temps de se faire à l’articulation hasardeuse de sa cheville, ses péronés en faisant un peu à leur tête puisqu’ils n’étaient rattachés qu’au niveau du pied, leur poids accentuant le basculement de celui-ci. Tant pis elle devait traîner des pieds pour laisser le moins de possibilités à une orientation vagabonde de cette partie de son corps. Sa route se faisait en un concerto d’osselet, au moindre de ses mouvements. Elle s’amusait doucement en se disant que pour la discrétion et le charme, elle allait devoir s’en passer. Heureusement sa mission devait à priori ne pas l’opposer à qui que ce soit.







Le sentier se sépara en une bifurcation, d’un côté des arbres à l’allure tordue dont certains paraissaient  incrustés d’une porte, direction dont semblait s’échapper un vent glacial qui venait mourir en hurlant jusqu’ici, de l’autre elle pouvait distinguer quelques lanternes en haut desquelles siégeaient d’affreuses citrouilles au grimaces incandescentes, éclairant la voie jusqu’à la ville. De loin les lumières qui perçaient dans les habitations biscornues leurs dessinaient des yeux sadiques et moqueurs. La mercenaire soupira doucement en prenant le chemin de la ville où elle était attendue.





Lenore commençait à se faire à l’ambiance générale clairement décalée. Elle croisa un trio de marmots déguisés chantonnant, l’un en diablotin, l’autre en sorcière et le dernier en squelette bien que lui, fut bien en chair.


« Minuit sonne... C’est l’heure du crime
Bienvenue à Halloween !


- Moi, je me cache sous votre lit le soir
Mes dents, mes yeux brillent dans le noir


- Moi, je me cache sous votre escalier
Doigts de serpents et cheveux d’araignées
»

La mercenaire reprit la mélopée d’un ton amusée, regrettant de ne pas se sentir sourire. Elle poussa la grille de fer forgé qui grinça pour arriver sur une place ronde autour de laquelle se trouvaient des maisons de petites tailles en pierre grise et toit d’ardoises sombres. Il n’y avait que les citrouilles grimaçantes pour décorations et lampions qui donnaient un peu de couleurs à ce monde, et une fontaine dont la sculpture ressemblant à une gargouille, recrachait une eau verte peu encourageante.

Lenore sonna une porte au hasard, du moins tira sur une chevillette dont la poignée était une araignée. Le cri glaçant que poussa le mécanisme provoqua l’arrivée du propriétaire assez rapidement. La mercenaire fut surprise de la bonne volonté de l’habitant, il n’avait pas l’air désagréable malgré son allure de cadavre et elle fut ravie de ne pas distinguer son odeur pour le coup. Il lui indiqua la maison du maire quelques portes plus loin et lui souhaita une très désagréable journée sur un ton qui signifiait tout le contraire.

Elle sonna de nouveau sur le même système de bobinette araignée, cette fois préparée au hurlement caractéristique. Un homme bien en chair et en costume lui ouvrit, une grosse araignée noire en cravate délimitait un cou inexistant. Sa tête en cône était pâle et ses lèvres vertes dessinaient une moue dépressive. Mais lorsque la mercenaire se présenta, la tête de ce qui se trouvait être le Maire fit un demi-tour complet, offrant un autre visage, gai et chaleureux armé d’un sourire sur une peau hâlée. Il se coiffa rapidement d’un haut-de-forme pour sortir de sa demeure.


« Vous arrivez à temps ma chère. Nous sommes très occupés par l’organisation des prochaines festivités, c’est pour cela que nous avons fait appel aux amis de notre cher Natsu. Et nos effectifs ont quelque peu diminués ces temps-ci ainsi que la volonté des volontaires désignés. » Sa tête fit de nouveau demi-tour et sa voix se tinta d’une tristesse énorme. « Qui pourrait leur en vouloir, sans notre maitre de la terreur, la fête va être décevante et sans nos mères et nos aimées, ce monde et la vie en générale paraissent bien terne. » Son visage jovial fut de retour. « Mais je ne vous ennuierais pas avec cette histoire. Avez-vous tout ce qu’il vous faut pour remettre en état notre système de protection autour de la ville ? »

« Et bien… auriez-vous le plan des installations ? Ou le responsable sous la main ? Ou n’importe qui qui les connait ? Ensuite il me faudrait certainement une bouteille de décapant pour nettoyer les rouages, une pince coupante, différentes tiges de métal.  Fit-elle perplexe devant cet homme versatile.

- Et priver nos concitoyens de la frayeur de tomber dans un piège ? Oh non non non ! C’est mieux ainsi. Mais … N’avez-vous donc emmené aucun outil ?

- J’ai….. Perdu mes poches. Il me faut juste du vinaigre, du sel et un chiffon au pire. Ricana-t-elle, surprise par le caquètement d’os que constitua son rire.

- Bien, j’imagine que je peux puiser dans mes réserves… » Dit-il avec son visage dépressif en allant lui chercher un petit sac.




Le maire l’abandonna en sortie de ville en lui désignant deux zones à parcourir. Les bois et le cimetière. Il était logique que ces endroits particulièrement sombres attirent davantage les sans-cœur que d’autres et que les pièges s’y retrouvent donc concentrés. Elle leva le crâne vers le ciel en soufflant lourdement et longuement sa détresse, laissant ses clavicules s’affaissées de démotivation. Pour trouver les pièges, il fallait se mettre dans la peau du concepteur.

Repérer des points d’ancrage solide pouvant supporter le mécanisme sur un axe de passage obligé, contraint par des encombrements naturels ou provoqués afin de guider la victime sur l’emplacement voulu. Bah oui, si la victime pouvait passer n’importe où ailleurs, le piège avait peu de chance d’être déclenché et donc serait inefficace. Or le chemin pavé principal n’avait causé aucun problème à l’aller.

Lenore posa ses globes oculaires en direction du bois, particulièrement enchevêtré le long de la route. A bien y regarder, les ronces, les racines sortant de terre et les branchages tissaient un mur végétal dense, à se demander si quelqu’un ne les avait pas soigneusement entrecroisés.