Les similis ont pour coutume une étrange obsession des souvenirs. Certains les accumulent, d'autres les fétichisent, et les derniers enfin cherchent à créer les leurs, ceux qui marqueraient les mondes de l'empreinte de leurs demi-pas. Afflictia, peut-être avantagée par une mémoire à l'épreuve des ténèbres, ne se sert d'eux qu'en tant qu'appuis à ses théories, voire d'objets d'étude et d'analyse dont elle examine scrupuleusement chaque détail.
En brisant le vitrail des Tours du Jugement, elle ne s'attendait pas à réapparaître au Jardin Radieux, propulsée en plein coeur des restes de la vie d'Ari. En l'espace de quelques instants, les débris de verre coloré s'étaient évanouis , et la perspective voilée qui enserrait la cathédrale mystérieuse avait laissé place à un horizon d'orichalque qu'elle ne connaissait que trop bien pour l'avoir éprouvé dans des circonstances différentes.
Après quelques instants de réflexion, l'enchaînement des événements lui parut tout à fait logique : elle n'avait finalement fait que retrouver sa place dans le monde après l'avoir cherchée isolée de lui, seule perchée sur son piédestal personnel, à méthodiquement éliminer de sa recherche philosophique tous les psychologismes et les approximations qui la polluaient. Rien d'anormal qui ne mérite examen. Elle jugea la situation parfaitement satisfaisante.
La simili porta une main à son cou et ne sentit rien. Son bras était nu. Ça n'était pas habituel. Elle fit quelques circonvolutions pour mieux voir le reste de son corps. Que de la peau, qu'une brise tiède vint doucement perturber. De toute évidence, elle était revenue des Tours sans le moindre vêtement. Pourtant, là-bas, elle était toujours vêtue de la tenue du jour fatidique, miraculeusement préservée on ne sait comment par la magie du monde des rêves et des questionnements.
Par chance, comme elle eut loisir de le constater, c'était sur une place anonyme qu'elle avait trouvé son point d'atterrissage, loin des lieux de passage les plus fréquentés de la ville. Sans perdre trop de temps, elle incanta l'apparition de son armure de fer rouge, dont elle avait hérité à sa perte de coeur -elle avait eu le temps d'apprendre, le temps de sa longue retraite, à apprivoiser ses nouveaux pouvoirs. Un instinct l'avait avertie de leur existence. Quelque chose qui lui sembla participer des fondements de sa nouvelle vie.
C'est harnachée des orteils jusqu'au cou qu'elle traversa la place et bifurqua vers les ruelles qui la mèneraient peut-être jusqu'à son ancien chez elle.
[...]
L'appartement que partageaient Ari et Victor lui parut étranger lors des quelques jours qu'elle passa à s'y préparer. Etonnamment, il était resté vierge de toute intervention, ce qui lui parut d'abord suspect. Elle en déduisit que leurs corps ayant disparu, l'annonce de leur mort n'avait pas été faite. L'un comme l' autre n'ayant plus de proches au Jardin Radieux, leur disparition n'avait probablement pas été signalée -d'où la relative préservation de leur lieu de vie.
Rien qui ne demeure inexpliqué. Parfait.
Tout était presque prêt pour son rendez-vous. Elle avait sollicité une entrevue avec un consul en poste, sous forme de soutenance de thèse, afin d'entamer une procédure d'intégration plénière au Consulat. Ari, en son temps, n'en faisait pas réellement partie -ce n'était qu'une simple étudiante de passage, une boursière certes prometteuse dont le mémoire sur les considérations épistémologiques d'Ansem le Sage avait fait grand bruit, mais une étudiante tout de même. De ce statut, Afflictia n'acceptait pas de se contenter -il ne lui rapportait rien d'autre que la sensation de vivre des reliquats d'une personne dont elle se refusait d'assimiler servilement l'héritage pour en être le continuateur stérile. En tant que consule, elle aurait tout le loisir de faire valoir le bien-fondé de ses travaux et de commencer la difficile mise en oeuvre du système qu'elle avait conçu -et surtout, d'observer l'aristocratie à l'oeuvre, de jauger et juger ses accomplissements. Il fallait qu'elle les voie de ses propres yeux, ces hommes et ces femmes si extraordinaires.
S'ils se montraient incapables de satisfaire à sa vision du monde, alors elle ferait le nécessaire pour les supprimer.
Mais l'heure n'était pas encore aux règlements de compte.
La simili ouvrit la porte du dressing d'Ari et fouilla dans ses affaires précieusement rangées. Tout était à sa place. Pourtant, cette cathédrale de babioles et de tissus en tous genres lui parut bien éloignée de ses préoccupations : elle n'en avait décidément pas le goût, et, s'étant rivée devant le compartiment des robes avec le but de choisir, elle se surprit à hésiter franchement. Qu'allait-elle bien pouvoir faire de ça ? Elle n'aimait aucune pièce davantage qu'une autre. Le simple souvenir des préférences de son humaine source ne lui restituait en rien la capacité à composer une tenue adéquate, répondant à des codes de bon goût naturel. Si elle avait bien en mémoire les processus qui menaient son coeur à choisir une chose au détriment d'une autre, elle était rigoureusement incapable de les reproduire.
Mais elle ne pouvait pas s'accorder le temps de réfléchir à un plan d'attaque. Elle prit la nuisette satinée, bleu pastel, qu'elle enfila et accorda sommairement avec des ballerines à talon vernies, rose poudré, et un bijou de tête d'inspiration orientale couleur de mercure orichalqué. Le temps d'accumuler les bagues favorites de l'étudiante en philosophie, elle était déjà sur le chemin du Sommet de l'Art, ses travaux soigneusement protégés sous son bras.
Afflictia sentit, dans la rue, une sorte de décalage qui la surprit au premier abord. Elle n'avait pas changé d'apparence. Elle avait pris toutes les précautions nécessaires, créé sa couverture avec soin : quel était l'élément qui perturbait les rouages bien huilés de sa mécanique visuelle ?
Après avoir remonté l'avenue du Centre d'Etude, elle emprunta le boulevard du Sommet de l'Art, qu'elle engloutit d'un pas énergique. Le bâtiment non plus n'avait pas changé ; il lui sautait simplement aux yeux aujourd'hui qu'il était, par endroits, cruellement mal conçu. Sans doute se dressait-il ainsi pour impressionner -elle comprenait parfaitement cette volonté d'inspirer crainte et admiration, cet élan qui entraîne justement les hommes de pouvoir dans l'exercice de leur souveraine domination : mais elle ne pouvait s'empêcher aussi de déplorer l'appétence des masses pour la poudre aux yeux au détriment des choses efficaces, seules dignes à ses yeux de servir au gouvernement des mondes. Une bien triste bassesse qu'elle allait devoir corriger. Une de plus au nombre de toutes les autres.
L'homme d'accueil haussa le sourcil droit en la voyant se diriger vers lui.
« Bonjour, mademoiselle. Je vous écoute. »
« J'ai rendez-vous avec une consule pour une soutenance de thèse. »
Il réprima un hoquet de surprise et la jaugea du regard une nouvelle fois. Nul doute qu'il ne s'y attendait pas, venant de cette espèce d'excentrique, recouverte de colifichets.
« Votre nom ? »
« Afflictia. »
« Un nom de famille ? »
« Juste Afflictia. »
Un frisson de malaise parut lui courir sur la colonne vertébrale. Il entra l'information sur son ordinateur.
« Troisième étage, sous la Tour de la Rhétorique.
La simili tourna les talons sans un mot de remerciements. Ce n'était pas l'heure de discuter avec un secrétaire. Elle avait autre chose à faire.
Une fois dans l'ascenseur, elle eut tout loisir de regarder son reflet dans l'orichalque poli de la paroi qui lui faisait face. Bien qu'elle en reconnaisse parfaitement l'intérêt pratique, cet accoutrement ne lui convenait plus du tout. Elle le portait comme on garde sur les épaules les ruines d'un passé pour lequel on n'a que mépris, comme une sorte de cicatrice flottant sur son corps en lieu et place d'être fichée sur sa face. Elle n'était pas gravée dans le marbre de sa peau. C'était bien pire encore : elle restait, insoupçonnable et insoupçonnée, dans les yeux des acteurs de sa nouvelle vie. Une demi-personne, il est vrai, ne peut souffrir réellement : elle ne peut pas ressentir de peine, pas plus qu'une once de ressentiment. Mais elle peut déplorer. Ce jour-là, Afflictia déplorait d'avoir encore l'apparence d'Ari, les mêmes nippes qu'elle mettait tous les jours à l'université et quand elle descendait le visiter au restaurant pour le voir les mains aux fourneaux.
En poussant la porte de la salle de rendez-vous, elle sentit poindre la consolation : personne ne pourrait nier qu'elle était infiniment meilleure que son originale. Il ne lui restait plus qu'à montrer à quel point elle était plus qu'une étudiante en philosophie. Plus aboutie. Plus préparée.
Elle entra les armes à la main. Brusquement, sans crier gare. Sans un regard pour personne.
« Je m'appelle Afflictia. Vous devez avoir reçu mon dossier. »
En brisant le vitrail des Tours du Jugement, elle ne s'attendait pas à réapparaître au Jardin Radieux, propulsée en plein coeur des restes de la vie d'Ari. En l'espace de quelques instants, les débris de verre coloré s'étaient évanouis , et la perspective voilée qui enserrait la cathédrale mystérieuse avait laissé place à un horizon d'orichalque qu'elle ne connaissait que trop bien pour l'avoir éprouvé dans des circonstances différentes.
Après quelques instants de réflexion, l'enchaînement des événements lui parut tout à fait logique : elle n'avait finalement fait que retrouver sa place dans le monde après l'avoir cherchée isolée de lui, seule perchée sur son piédestal personnel, à méthodiquement éliminer de sa recherche philosophique tous les psychologismes et les approximations qui la polluaient. Rien d'anormal qui ne mérite examen. Elle jugea la situation parfaitement satisfaisante.
La simili porta une main à son cou et ne sentit rien. Son bras était nu. Ça n'était pas habituel. Elle fit quelques circonvolutions pour mieux voir le reste de son corps. Que de la peau, qu'une brise tiède vint doucement perturber. De toute évidence, elle était revenue des Tours sans le moindre vêtement. Pourtant, là-bas, elle était toujours vêtue de la tenue du jour fatidique, miraculeusement préservée on ne sait comment par la magie du monde des rêves et des questionnements.
Par chance, comme elle eut loisir de le constater, c'était sur une place anonyme qu'elle avait trouvé son point d'atterrissage, loin des lieux de passage les plus fréquentés de la ville. Sans perdre trop de temps, elle incanta l'apparition de son armure de fer rouge, dont elle avait hérité à sa perte de coeur -elle avait eu le temps d'apprendre, le temps de sa longue retraite, à apprivoiser ses nouveaux pouvoirs. Un instinct l'avait avertie de leur existence. Quelque chose qui lui sembla participer des fondements de sa nouvelle vie.
C'est harnachée des orteils jusqu'au cou qu'elle traversa la place et bifurqua vers les ruelles qui la mèneraient peut-être jusqu'à son ancien chez elle.
[...]
L'appartement que partageaient Ari et Victor lui parut étranger lors des quelques jours qu'elle passa à s'y préparer. Etonnamment, il était resté vierge de toute intervention, ce qui lui parut d'abord suspect. Elle en déduisit que leurs corps ayant disparu, l'annonce de leur mort n'avait pas été faite. L'un comme l' autre n'ayant plus de proches au Jardin Radieux, leur disparition n'avait probablement pas été signalée -d'où la relative préservation de leur lieu de vie.
Rien qui ne demeure inexpliqué. Parfait.
Tout était presque prêt pour son rendez-vous. Elle avait sollicité une entrevue avec un consul en poste, sous forme de soutenance de thèse, afin d'entamer une procédure d'intégration plénière au Consulat. Ari, en son temps, n'en faisait pas réellement partie -ce n'était qu'une simple étudiante de passage, une boursière certes prometteuse dont le mémoire sur les considérations épistémologiques d'Ansem le Sage avait fait grand bruit, mais une étudiante tout de même. De ce statut, Afflictia n'acceptait pas de se contenter -il ne lui rapportait rien d'autre que la sensation de vivre des reliquats d'une personne dont elle se refusait d'assimiler servilement l'héritage pour en être le continuateur stérile. En tant que consule, elle aurait tout le loisir de faire valoir le bien-fondé de ses travaux et de commencer la difficile mise en oeuvre du système qu'elle avait conçu -et surtout, d'observer l'aristocratie à l'oeuvre, de jauger et juger ses accomplissements. Il fallait qu'elle les voie de ses propres yeux, ces hommes et ces femmes si extraordinaires.
S'ils se montraient incapables de satisfaire à sa vision du monde, alors elle ferait le nécessaire pour les supprimer.
Mais l'heure n'était pas encore aux règlements de compte.
La simili ouvrit la porte du dressing d'Ari et fouilla dans ses affaires précieusement rangées. Tout était à sa place. Pourtant, cette cathédrale de babioles et de tissus en tous genres lui parut bien éloignée de ses préoccupations : elle n'en avait décidément pas le goût, et, s'étant rivée devant le compartiment des robes avec le but de choisir, elle se surprit à hésiter franchement. Qu'allait-elle bien pouvoir faire de ça ? Elle n'aimait aucune pièce davantage qu'une autre. Le simple souvenir des préférences de son humaine source ne lui restituait en rien la capacité à composer une tenue adéquate, répondant à des codes de bon goût naturel. Si elle avait bien en mémoire les processus qui menaient son coeur à choisir une chose au détriment d'une autre, elle était rigoureusement incapable de les reproduire.
Mais elle ne pouvait pas s'accorder le temps de réfléchir à un plan d'attaque. Elle prit la nuisette satinée, bleu pastel, qu'elle enfila et accorda sommairement avec des ballerines à talon vernies, rose poudré, et un bijou de tête d'inspiration orientale couleur de mercure orichalqué. Le temps d'accumuler les bagues favorites de l'étudiante en philosophie, elle était déjà sur le chemin du Sommet de l'Art, ses travaux soigneusement protégés sous son bras.
Afflictia sentit, dans la rue, une sorte de décalage qui la surprit au premier abord. Elle n'avait pas changé d'apparence. Elle avait pris toutes les précautions nécessaires, créé sa couverture avec soin : quel était l'élément qui perturbait les rouages bien huilés de sa mécanique visuelle ?
Après avoir remonté l'avenue du Centre d'Etude, elle emprunta le boulevard du Sommet de l'Art, qu'elle engloutit d'un pas énergique. Le bâtiment non plus n'avait pas changé ; il lui sautait simplement aux yeux aujourd'hui qu'il était, par endroits, cruellement mal conçu. Sans doute se dressait-il ainsi pour impressionner -elle comprenait parfaitement cette volonté d'inspirer crainte et admiration, cet élan qui entraîne justement les hommes de pouvoir dans l'exercice de leur souveraine domination : mais elle ne pouvait s'empêcher aussi de déplorer l'appétence des masses pour la poudre aux yeux au détriment des choses efficaces, seules dignes à ses yeux de servir au gouvernement des mondes. Une bien triste bassesse qu'elle allait devoir corriger. Une de plus au nombre de toutes les autres.
L'homme d'accueil haussa le sourcil droit en la voyant se diriger vers lui.
« Bonjour, mademoiselle. Je vous écoute. »
« J'ai rendez-vous avec une consule pour une soutenance de thèse. »
Il réprima un hoquet de surprise et la jaugea du regard une nouvelle fois. Nul doute qu'il ne s'y attendait pas, venant de cette espèce d'excentrique, recouverte de colifichets.
« Votre nom ? »
« Afflictia. »
« Un nom de famille ? »
« Juste Afflictia. »
Un frisson de malaise parut lui courir sur la colonne vertébrale. Il entra l'information sur son ordinateur.
« Troisième étage, sous la Tour de la Rhétorique.
La simili tourna les talons sans un mot de remerciements. Ce n'était pas l'heure de discuter avec un secrétaire. Elle avait autre chose à faire.
Une fois dans l'ascenseur, elle eut tout loisir de regarder son reflet dans l'orichalque poli de la paroi qui lui faisait face. Bien qu'elle en reconnaisse parfaitement l'intérêt pratique, cet accoutrement ne lui convenait plus du tout. Elle le portait comme on garde sur les épaules les ruines d'un passé pour lequel on n'a que mépris, comme une sorte de cicatrice flottant sur son corps en lieu et place d'être fichée sur sa face. Elle n'était pas gravée dans le marbre de sa peau. C'était bien pire encore : elle restait, insoupçonnable et insoupçonnée, dans les yeux des acteurs de sa nouvelle vie. Une demi-personne, il est vrai, ne peut souffrir réellement : elle ne peut pas ressentir de peine, pas plus qu'une once de ressentiment. Mais elle peut déplorer. Ce jour-là, Afflictia déplorait d'avoir encore l'apparence d'Ari, les mêmes nippes qu'elle mettait tous les jours à l'université et quand elle descendait le visiter au restaurant pour le voir les mains aux fourneaux.
En poussant la porte de la salle de rendez-vous, elle sentit poindre la consolation : personne ne pourrait nier qu'elle était infiniment meilleure que son originale. Il ne lui restait plus qu'à montrer à quel point elle était plus qu'une étudiante en philosophie. Plus aboutie. Plus préparée.
Elle entra les armes à la main. Brusquement, sans crier gare. Sans un regard pour personne.
« Je m'appelle Afflictia. Vous devez avoir reçu mon dossier. »