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-125 munnies, soutirés de ma fiche et de ma poche
On s'amusait bien au Rafiot Branlant.
Les rires gras des clients s'entendaient à deux pâtés de maison, réchauffant l'air humide et salé. C'était la nuit à Tortuga et les riverains étaient habitués à dormir dans un silence relatif. Personne n'était jamais venu se plaindre au patron... où peut-être que si, mais juste une fois. Le patron, derrière son comptoir, arborait une longue moustache noire. Son crane chauve brillait à la lueur des bougies. Il surveillait les clients d'un œil alerte en affichant un sourire de circonstance lorsqu'on venait remplir sa chope.
Un orchestre jouait des airs de beuverie dans un coin, et les danseurs tapaient du pied, secouant le vieux rafiot, les tables et les autres clients. Ça faisait partie du charme de l'endroit. Certains hommes qui passaient leur vie en mer avaient le mal de terre. Comment pouvait-on tenir en équilibre sur un sol aussi stable ? Au Rafiot Branlant, ancré à même la plage, subissant les marées, aux planches un peu pourries, ils retrouvaient ce tangage permanent et familier. C'était un endroit prisé. On y venait pour ça, mais aussi pour la bière, pas dégueu mais surtout pas chère.
On y venait pour oublier, pour rire, pour danser, tanguer, boire et parler. Rares étaient ceux qui venaient pour écouter. Encore plus rares étaient ceux qui demandaient juste de l'eau, "s'il vous plaît". Mais depuis deux soirs, il y avait ce jeune homme, accoudé à une table dans le recoin le plus sombre du rafiot. Il portait une capuche, prétextant qu'il avait froid. Il avait éteint les bougies, prétextant ne pas supporter la lumière. Même sans elle, il écrivait et écrivait encore sur un petit carnet, sans pot d'encre et sans plume, avec juste un bâton solide et fin dans la main.
Sora s'étonnait presque qu'on l'ait laissé tranquille jusque-là, mais ne cherchait pas vraiment à comprendre pourquoi. De tous les mondes qu'il avait visité, celui-ci était le plus.. différent, le plus compliqué, le plus imprévisible. Ça se voyait rien qu'aux traits de ses habitants, moins lisses, crevassés, aux proportions déséquilibrées, comme si le climat, l'ambiance même du monde sculptait leur peau, jour après jour. Lorsqu'il était venu la première fois, il ne s'était pas attardé sur tout ça. Il était plus jeune, il rêvait de devenir pirate. Maintenant qu'il était revenu, qu'il y avait passé plus d'une semaine, il voyait plus nettement ce que ce monde avait de beau et d'effrayant.
L'Ancre Rouillée, la Méduse Qui Couine, la Guigue du Diable, le Sarouel au Sec... autant de vapeurs d'alcool, de rires roteurs, de cris exutoires, de sympathique virilité qui finissaient par lui monter à la tête, et toujours rien de tangible. Aucune information d'importance sur aucun des sujets qui l'intéressaient. Sauf ici, au Rafiot Branlant. Ici, les langues se déliaient plus facilement.
"La vieille Berthon gueulait, alors nous on s'est ramenés dare-dare. Et la, paf, vision d'horreur. Des dizaines de macchabées, avec presque plus de peau sur les os. C'est comme si la mer les avait vomi là sur la plage. Les fous disent que c'est les sirènes qui les ont bouffés."
"J'l'aimais bien la petite. Elle avait l'air de rien, mais elle savait gérer son affaire. Ca filait droit ! C'était peut-être une minette, mais pour nous, c'était la Reine. Comment qu'elle s'appelait déjà ? Ah ouais, Olette. Je m'demande bien ce qu'elle est devenue. Ça fait un bail qu'on la pas r'vue."
"Cet enfoiré avec toutes ses questions nous a filé entre les doigts. J'aurais bien aimé les toucher les 1000 munnies, faut que je retape la bicoque pour Madame."
L'Eclaireur n'avait pas parlé de tout ça, ou bien ça lui avait échappé. Alors il était revenu au Rafiot Branlant. Un autre soir, puis ce soir. Mais la source se tarissait. Les discussions se tenaient plus loin de sa table, et il avait cette étrange impression qu'on lui jetait de discrets regards torves. Peut-être qu'il n'aurait pas du revenir, soupira-t-il intérieurement en griffonnant quelques mots sur son petit carnet. L'orchestre jouait un air lancinant, presque triste, et les danseurs avaient tous rejoint leur table. Certains contemplaient leur chope vide, d'autres riaient doucement pour ne pas entraver la musique. D'autres encore entamaient un chant choral lugubre pour accompagner les musiciens.
On aurait dit que le Rafiot Branlant se dirigeait droit vers un récif qui briserait sa coque en millions d'échardes... sauf qu'il n'était pas vraiment en mer. Sora rangea son calepin dans une des besaces attachées à sa ceinture et se leva. Il devait sortir, retrouver l'air extérieur et les étoiles.
"Hé, mignonne. Viens-voir par là."
"Dans tes rêves, marin."
"Hé quoi, je veux simplement tâter. Y'a pas de mal à tâter, pas vrai les gars ?"
Rires gras et sifflotements. Une grande fille à la longue robe rouge était au comptoir, et les braves matelots du premier rang admiraient le spectacle. Rien d'inhabituel, se dit d'abord Sora. On s'amusait bien au Rafiot Branlant. Sauf que, cette fois, certains avaient envie de s'amuser encore plus. Trois hommes, un chétif, un échalas et une armoire à glace s'étaient levés et entouraient la donzelle. Ils avaient tous un tricorne vissé sur la tête.
"Viens avec nous, tu vas passer un bon moment, j'te promets."
"Ne me TOUCHEZ pas, gredin !"
"Ouuuh, elle a le sang chaud. Allez les gars, on l'embarque."
On sentait la bave sur les lèvres du chétif rien qu'au ton qu'il employait. Très rapidement, les deux autres saisirent les poignets fragiles de la fille et l'entrainèrent au dehors malgré ses protestations. L'orchestre continuait à jouer, et personne ne semblait réagir. Seul le patron était interdit et regardait... Sora, comme s'il avait percé à jour sa nature profonde.
Il n'en fallut pas plus pour que cette nature reprenne le dessus sur toutes les autres priorités. Sora courut vers la sortie, la capuche dissimulant ses cheveux et l'expression de son visage. Dehors, l'air chaud et salé perturba ses sens, mais il entendit un cri aigü sur la droite et reprit sa course dans cette direction. Les pirates sifflotaient joyeusement, ce qui les rendait plus faciles à pister. Après quelques bifurcations et glissades (il venait de pleuvoir), il retrouva le chétif et la fille dans un cul-de-sac. Derrière eux, le mur arrière d'une maison. Au dessus, la lune, grosse et ronde, qui donnait une lueur fantomatique à la scène. La robe rouge flamboyant était devenue sombre, et le chétif avait un oeil de verre. Il observait Sora approcher avec une certaine malice dans le regard.
Mince. Quelque-chose n'allait pas.
"C'est bon, chérie. Tu peux filer." Le chétif tendait à la fille une petite bourse dont elle s'empara sans un mot. Elle repartit tranquillement, croisant la route de Sora, lui adressant un sourire désolé. "Hein ?" répondit le jeune homme, décontenancé. Il la suivit du regard en train de repartir comme si de rien n'était, et vit les deux autres pirates s'approcher de lui, bloquant sa seule issue. Le chétif, de son côté, rigolait en caquetant.
"Le patron avait raison ! Un pirate ou un mercenaire seraient jamais tombés dans un piège aussi éculé. Alors dis-nous, garçon, t'es qui ? Tu nous espionnes pour le compte de qui ? Hm ? La Shin-Ra ? Cette souillon de Coalition ?"
Mince. La tenaille se refermait sur lui. Lui qui ne souhaitait faire aucune vague, passer le plus inaperçu possible... il avait été trahi. Par lui-même. Pouvait-il encore sauver la situation ?
"Je suis.. un pirate, comme vous !" En plongeant dans sa mémoire, c'était la première chose qui lui était venue. "Sous les ordres du... Capitaine Jack Sparrow !" Il entendait dans son dos les pas de l'échalas et de l'armoire à glace se rapprocher. Il croisa les bras en forçant un air nonchalant. "Vous le connaissez sûrement." Le chétif, qui venait de sortir un couteau pour se curer les ongles, le regarda de travers. Puis éclata de rire. Sora n'eut pas le temps de se demander si c'était une bonne chose ou non. Les deux pirates dans son dos empoignèrent chacun un de ses bras.
"Sparrow ?" cracha le chétif. "Sparrow ! Cet enfant de catin ! Mon frère s'est engagé à le servir, et on l'a plus jamais revu. Lui et les 99 autres ! Crois-moi, gamin, si t'étais dans son équipage, t'aurais rejoint le fond de la mer depuis longtemps. A moins que..."
Planté devant Sora, il pointa la lame de son couteau sur son cou. Sora serra les dents et plissa les yeux. "... A moins que tu y sois pour quelque-chose, toi aussi ?" Au souffle aviné qui lui envahissait les narines, Sora comprit enfin que tenter de raisonner ce soulard serait encore plus ardu que de vaincre Sephiroth dans les arènes du Colisée. Et il ne souhaitait pas avoir la gorge tranchée.
Mince. Expirant par le nez, il souffla un sincère "Désolé" avant de projeter son genou droit dans les parties intimes du chétif à moustache, dont les yeux auraient pu à cet instant sortir de leur orbite, mais non. Il se contenta d'un regard vide avec son oeil valide et lacha son couteau pour se tordre de douleur. "Feu" grogna Sora en retournant sa main droite pour viser le buste de l'échalas qui lui tenait le bras. Avant que l'échalas n'ait eu le temps de réagir, la petite boule rouge orangée crama les vêtements et un peu de chair, provoquant un cri de terreur et d'agonie qui résonna dans la ruelle.
Sora sentit un coup de poing lui frapper la mâchoire. Il n'avait pas eu le temps de s'occuper de l'armoire à glace. Groggy, il se laissa projeter avec force contre le mur en pierre, s'y cogna et retomba tel un pantin désarticulé sur les dalles mouillées. Dans un râle, il s'appuya sur ses mains et sur ses genoux pour tenter de se redresser. Sa capuche s'était rabaissée. La douleur était insupportable, lancinante, il n'y était plus habitué. L'armoire à glace avançait vers lui, avec ses grandes boucles d'oreille dorées qui se balançaient dans le vent.
Mince.
Merde.
Ils n'étaient plus séparés que par une flaque d'eau, un reste de pluie stagnante. L'homme marcha dedans avec ses pieds nus. Ses pieds nus ? Haletant, les traits plissés de douleur, Sora tendit sa main droite et grogna : "Foudre." un éclair jaillit alors devant lui, toucha la flaque et les nerfs de l'homme, qui entama une danse saccadée et involontaire en bredouillant "Grb-grb-grb-grb". Puis il s'écroula à un mètre de sa cible.
Sora poussa un soupir de soulagement et au même moment une détonation retentit dans l'impasse. Relevant le menton, il vit d'abord l'échalas brûlé à terre, qui se trémoussait en maudissant toutes les catins de l'univers. Puis il vit, debout, le chétif avec son pistolet à silex qu'il tendait droit dans sa direction.
Il comprit juste avant que la douleur ne le submerge à la cuisse et qu'il ne s'effondre au sol. Sa vision se brouillait, mais il voyait encore la lune et les étoiles. Puis, avalant la lune, la figure diabolique du pirate à moustache qui dégainait son sabre.
"Envoie chier Davy Jones pour moi, gamin. Et envoie bien chier Sparrow, si tu le trouves là-bas."
Un liquide rouge s'échappait de sa cuisse droite pour tâcher le sol. Du sang. Il n'avait pas le temps d'être surpris. Où diable étaient passés Donald et Dingo ? Au prix d'un grand effort, Sora tendit de nouveau la main, mais la douleur l'empêchait de se concentrer. Étrange : ses yeux s'attardaient sur le foulard de l'homme, où il crut distinguer comme motif une myriade de fruits paopou.
Un rire froid le saisit, déstabilisant un instant son assassin.