Mais comment pouvait-il se supporter ? Comment et où trouver la force de rester debout. Lui, le monstre renié des dieux, qui avait raillé les rois, et s'était retrouvé au sommet... celui des arts, celui des hommes. Il était même devenu bon, pendant un temps. Il avait beaucoup apporté à de nombreuses personnes. Des peuples tout entier lui étaient reconnaissants mais sans reconnaître son visage. Plus fort que ceux que l'on craint, il ne craignait rien... Il était beau et en profitait, non sans en souffrir.
Et il avait la jeunesse, ou toutefois le plaisir de savoir qu'il allait vivre longtemps, tant qu'il ne trouvait pas quelqu'un de plus fort que lui. La Tragédie lui avait déjà donné un avant-goût de ce qu'il attendait, mais à présent il y était... dans cette souffrance tant attendue, dans la maladie la plus cruelle qui soit.

Si un soleil pointait, trop loin, le bout de ses rayons sur la ville glaciale, la lumière ne pouvait passer à travers les murs et volets baricadés de la tour de Melpomène. En état de siège contre un ennemi : le regard. Genesis était assis sur une chaise en bois au second étage de sa tour, celui entièrement dédié à son art et à sa Muse. Et à sa façon, l'inspiration lui venait comme un courant d'air s'engouffrait dans une pièce... Une inspiration que l'on voudrait taire à jamais, gênante, telle qu'on ne peut penser à autre chose qu'à celle-ci. Car l'inspiration de Genesis n'était autre que la rancoeur, le désespoir et la souffrance. Certains poètes avaient besoin de boisson ou de substance spiritueuse, quand lui venait chercher ses mots dans ses maux.

Il ne voyait rien dans cette pénombre. Il ne voulait rien voir.

Non, il n'y avait pas que la rancoeur, le désespoir et la souffrance. Il y avait aussi la rage, le désir de vengeance... et le doute.
Quel poison curieux meurtrissait son corps...  car cette maladie redoublait d'ardeur quand ses pensées se faisaient plus sombres, lui semblait-il parfois.

Il laissa tomber sa tête en arrière tandis qu'il s'affalait sur sa chaise, s'accrochant à peine à son rebord de son bras droit.


" Mon ami...", murmura-t-il pour lui-même.

Sa phrase fut finalement étouffée par une toux sèche. Sa position sur la chaise rendit la quinte plus douloureuse encore. Il se redressa avant de se pencher en avant, continuant à tousser. A travers sa poitrine, sans même volontairement s'y attarder, il pouvait sentir son coeur battre plus puissamment qu'un tambour. La douleur dans sa gorge, la rage de ses poumons, l'empêchèrent de respirer de longues secondes, avant que tout cela ne s'arrête... Le dos vouté, toujours assis sur sa chaise, Genesis était recroquevillé en avant, la tête sur ses genoux, haletant bruyamment. Et finalement, il prononça à mi-voix :

" Le destin est cruel. "

Ses mains touchèrent farouchement ses épaules et son dos. Avec dégoût, il fit un constat qu'il avait déjà fait cent fois. Sa peau n'était plus qu'écailles, crevasses déséchées. Son visage lui-même semblait se flétrir de jour en jour telle une feuille d'automne.
Il se leva et marcha quelques instants en titubant, aveugle... Il connaissait bien le moindre détail de cette pièce et n'eut aucune peur de renverser un artefact de sa muse. Mais alors qu'il s'approchait d'un coin de la pièce, l'âtre de sa cheminée vit un feu naître aussi spontanément que la lumière fut. Les flammes éclairèrent faiblement la pièce, éclairèrent son corps au torse nu et attirèrent son attention. Etait-ce une hallucination ? Celle de la dernière heure ?


" C'est moi, Genesis. "

Le Tragédien fit volte-face brusquement en écoutant la voix féminine faire écho dans la pièce. Il vit une femme, très grande, anormalement grande, aux traits exagérément simples et à la peau rose, habillée d'une longue toge de la même couleur.

" Aphrodite. "

Il mit un genou à terre et se pencha.

" Excusez-moi, je ne vous attendais pas. "

La déesse ne dit rien, s'approcha seulement.

" Je suis venue de mon propre chef, Genesis. "

Sa voix était plus sombre que les quelques fois où il lui avait parlé. Elle semblait ou soucieuse ou furieuse;

" Votre temple sera bientôt fini, déesse. Nous avons fait venir une architecte de très loin pour cela... "

" Je ne viens pas pour cela. "

" Avons-nous... fauté ? "

" Oui mais nous aurons tout loisir d'en discuter dans quelques semaines. "

Alors quelle était la raison de sa présence ? Genesis n'osa relever le regard. N'importe quel homme devait avoir la sagesse de craindre un dieu... Et celle-ci était celle qu'il ne fallait pas fâcher, quand on était consul.

" Que me vaut donc l'honneur de votre v...

" Ton baratin. Voilà déjà pourquoi je viens, Gen'. Cesseras-tu un jour de te prosterner, vieil hypocrite ? "

Sa voix était tranchante, tout aussi cynique qu'avant.

" Mais vous...

" Je suis une déesse et toi, tu ne me vénères pas. Mais tu me respectes, et ça me suffit pour faire affaire avec toi. "

Le Tragédien hocha la tête, et bien qu'il fut sonné par de telles paroles, il prit le risque de se relever et de redresser la tête, croisant le regard de la déesse qui n'était qu'à une cinquantaine de centimètres devant lui.

" Je suis la déesse de l'amour, n'oublie pas ça. Et quand un homme a un tel amour propre, ça ne m'échappe pas. Tu détestes les dieux, me trompé-je ? "

Il fronça les sourcils et d'une voix lente, prononça : " Je déteste ceux qui s'imposent... dieux ou rois, ça m'est tout à fait égal. Ce n'est pas votre cas... Je vous ai demandé de venir au jardin radieux. "

" Voilà... Je préfère qu'entre toi et moi, ça reste comme ça. Officiellement, tu peux continuer à jouer le modeste. Mais en tête à tête... considère-moi comme ta bonne... et ta mauvaise conscience. " ajouta-t-elle avec un sourire malicieux aux lèvres.

" Dans ce cas, tu ne me vois pas sous mon jour le plus chaleureux, Aphrodite.", répondit Genesis, tournant le dos à la déesse et se dirigeant vers la chaise où il était au préalable assis. Il saisit au pied de celle-ci un pull noir qu'il enfila pour cacher son torse.

" Tu veux que je parte avant qu'on ait discuté ? "

" Non, pas vraiment. "

" J'espère bien. C'est pour une raison que tu m'as suppliée de venir dans ce monde. "

" Ah... on y est. Tu es au courant de cette vieille histoire ? "

" Oh... pas si vieille. La petite qui se la joue écolière et l'autre jeunette et ses vingt-huit amants. Et au milieu toi, le trentenaire qui a l'air d'avoir soixante ans passé. "

" C'est flâteur. "

" Je vous filme depuis le printemps dernier. Y a déjà de quoi faire seize saisons. "

" Dit comme ça... je semble ridicule. "

Elle haussa les épaules et se rapprocha du tragédien d'un pas rapide, posant une main sur son épaule.

" Bien sûr que tu l'es, Genesis. Tu rends tout ça si dramatique... "

" Si tu es là pour te moquer... sache que j'ai éconduit Mila. Je lui ai dit très clairement que je ne pourrais jamais être avec elle. "

" Et elle a compris ? "

" Elle a quelqu'un d'autre. Un écrivain, un homme bon. "

" Fantastique ! Happy end dans ce cas ! "

" Tu sais bien que ce n'est pas le cas ! ", répondit sèchement Genesis, la mine hargneuse, serrant un poing.

" Tu l'aimes ? "

" Je ne sais pas. Je ne pense pas que ça soit de l'amour... "

" Quoi que ce soit, tu la veux. "

Il ne répondit pas, affrontant simplement le regard déterminé de la déesse.

" Je n'en serai pas plus heureux. "

" Quoi que tu fasses, Genesis, penses-tu encore avoir une chance d'être heureux ? "

" Tu sous-entends que je n'ai plus droit au bonheur ? "

" Je te demande si tu envisages encore la perspective d'être heureux... En fonction de ta réponse, tes choix changeront. "

Il fronça les sourcils, plus durement. Etait-ce aussi simple et triste à la fois ? Avait-il déjà gaspillé ses chances ? En-dehors de la maladie... ne pouvait-il y avoir une échappatoire, un destin parsemé d'au moins quelques éclaircies ?

" Que dois-je faire ? "

" Tu es l'homme le plus puissant de ce monde. Cesse d'être ce porte-parole ridicule et manieré et aie au moins le courage de saisir ce que tu veux. "

" Je devrais être un tyran ?... "

" Qu'en sais-je... Au moins en amour, tu pourrais décider pour les autres. "

Il s'assit plus calmement sur sa chaise, la tête dans ses mains. Il sentit les bras de la déesse enlacer son cou avec tendresse, et une voix parler à quelques centimètres de son oreille.

" Ce Skjöld est un minable, Genesis. Laisse un homme ravir son coeur si tu veux, mais lui ? Par pitié, rappelle à ce gamin qu'il est chez toi et qu'il n'est pas le bienvenu. C'est toi qui décides. "

" Devrais-je le tuer, selon toi ? "

" Je n'en sais rien. Tu penses que Skjöld mérite la gitane ? "

Le regard tourné vers Aphrodite, à quelques centimètres de son visage, répondit bien mieux que des mots.

" Alors pourquoi pas ? "

" Je ne m'attendais pas à t'entendre prononcer ces mots. "

Elle sourit... et ajouta : " Je te l'ai déjà dit, je suis la déesse de l'amour, pas du mariage. "


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