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Nous sommes quatorze ans après les évènements de Kingdom Hearts 2. En tant d’années, les choses ont considérablement changé. Les dangers d’hier sont des soucis bénins aujourd’hui, et au fil du temps, les héros ont surgi de là où on ne les attendait pas. Ce sont les membres de la lumière qui combattent jour après jour contre les ténèbres.

Ce n’est plus une quête solitaire qui ne concerne que certains élus. C’est une guerre de factions. Chaque groupe est terré dans son quartier général, se fait des ennemis comme des alliés. Vivre dehors est devenu trop dangereux. Être seul est suicidaire. A vous de choisir.

La guerre est imminente... chaque camp s'organise avec cette même certitude pour la bataille.

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Le Corbeau blanc

La nuit est oppressante. En fait, chaque nuit dans cette cité l'est de plus en plus. Crimes atroces, maladies, pauvreté, murmures de conflit... Ai-je été relâché dans ce monde pour le regarder mourir, s'écrouler devant mes yeux ? Malheureusement, je suis impuissant, totalement inutile face à ce chaos qui s'installe. Je n'ai rien d'un invincible justicier, rien d'un grand guérisseur et mes moyens sont trop limités pour pouvoir venir en aide à qui que ce soit. Alors, je regarde, j'observe de loin sans pouvoir m'investir; j'ai bien peur d'avouer que mes mots ne seront ni salvateurs, ni libérateurs.  

Je dois éviter de me torturer et je dois me mettre à l'évidence : cette nuit ne sera pas la nuit où tous ces problèmes disparaîtront. Cette nuit, d'autres priorités pèsent dans mon esprit. Genesis, le porte-parole de tous les consuls, m'attend quelque part dans ces ruelles sinueuses de plus en plus étroites. Je ne sais pas me retrouver dans ce dédale, surtout en plein cœur de cette nuit sans étoiles, mais je suis mes intuitions. Je me laisse guider par le vent froid qui fouette mes joues jusqu'à les faire rougir. Je trouverai.
 
Genesis ne m'a pas donné l'exacte raison de notre rencontre nocturne. En fait, il ne se rendit même pas dans mes quartiers pour m'annoncer ce rendez-vous; un messager le fit à sa place. Ce dernier fut très nébuleux, ne me laissa même pas le temps de clarifier mes esprits et partit avant même que je n'aie pu le retenir. Et si... Et si mes proses n'impressionnaient plus Genesis, et si notre entente ne tenait plus ? Je n'en sais rien, bien honnêtement, mais j'essaie tant bien que mal de ne pas me laisser submerger dans l'angoisse, quoiqu'il est un peu difficile de rester calme sous ce ciel aussi sombre.
 
En regardant d'ailleurs ce ciel pour essayer de me guider, je m'enfonce encore un peu plus dans le quartier résidentiel. Je débouche étonnamment sur un cul-de-sac et je sursaute en apercevant une silhouette au fond de celui-ci. Je n'hésite pas une seconde : il s'agit bel et bien de Genesis, mais un Genesis qui m'apparait si différent au premier regard. Ses épaules sont basses, sa stature n'est plus aussi impressionnante... Même l'aura de confiance qu'il dégageait lors de notre première rencontre semble s'être dissipée. Il n'est plus le cardinal fier avec qui j'ai discuté quelques semaines auparavant; il est... un corbeau, un bien triste corbeau.
 
Genesis est accoudé contre un mur de briques. À ses côtés, de grands bâtiments se dressent, tellement grands que je n'arrive pas à discerner leur cime dans le brouillard de la nuit. Aucune lumière n'émane des bâtisses; je n'aperçois difficilement que des volets fermés. En m'approchant du cul-de-sac, je distingue à ma droite une statue, une minuscule statue de pierre incrustée dans un mur : une jeune fille totalement nue qui, dans l'innocence d'un chérubin, urine dans un puits. Une fontaine, donc, mais une fontaine dont les mécanismes semblent être rongés par le temps. Ni jet, ni ruissellement.
 
Lentement, je finis par atteindre la fin de la ruelle. J'essaie de saluer Genesis, mais l'obscurité me restreint. Je fais donc apparaître un parchemin et une plume sans encre et j'y  gribouille quelques syllabes. Comme des sentiers tortueux, mes mots se perdent dans le désordre, mais je réussis tout de même à faire ce que j'espérais : des ténèbres jaillissent de petites créatures qui, en stagnation, relâchent sporadiquement des flammes, éclairant ainsi le cul-de-sac comme les chandelles d'une chaumière. Satisfait, je salue mon interlocuteur :

 
« Bonjour, Genesis. Vous vouliez me voir ? »
 
C'est une question rhétorique. Je sais aussi bien que lui qu'il n'attendait que mon arrivée, mais je n'en connais ni la raison, ni l'objectif. Je suis impatient d'en apprendre plus, mais je n'arbore qu'un sourire convivial en guise d'expression.
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S'il avait pu effacer le froid, il aurait pu confondre cette ambiance avec celle de sa chambre... Car quand il ne la partageait pas avec sa compagne, il s'offrait de temps à autres quelques heures dans les ténèbres de sa tour. Toutes issues closes, il restait immobile sur une chaise, dans le plaisir d'être oublié. Il ne réfléchissait plus... Son esprit était fatigué de s'être trop vu tourmenter, aussi le reposait-il... Sans lumière, les couleurs n'existent plus. Sans lumière, le rouge du consulat se confondait avec sa grisonnante chevelure. C'est comme cela qu'il pouvait tout oublier des différences qui l'opposaient à ce qu'il était.

C'était une belle nuit. Peut-être aurait-il accepté de s'y faire oublier, encore une fois, si la garantie que jamais personne ne passerait cette ruelle au lendemain pouvait lui être promise.

Des lumières fusèrent doucement de petites créatures de part et d'autre de la ruelle, dessinant un chemin chaudement éclairé séparant Genesis de Skjöld... Rien n'avait changé chez lui. Il était... toujours un étranger. Il avait comme ce petit quelque chose en lui, tenace... que Genesis, sans doute, pouvait augurer comme signe que même habitant ici, dans un futur lointain, cet homme semblerait toujours venir d'ailleurs.

Genesis baissa légèrement les yeux et inclina la tête quelques secondes... avant de s'avancer de quelques pas, lentement, voir... d'une démarche spectrale, alignant quelques pas incertains avant de s'arrêter et de reprendre. Les sourcils froncés, les yeux fuyant, il donnait l'impression de vouloir s'exprimer. Quand soudain il releva le menton et s'exprima d'une manière neutre, si tenté de croire qu'après cette déambulation, l'on puisse paraître neutre.


" Nous ne devrions pas traîner ici. Suivez-moi... "

Il dépassa Skjöld mais ne manqua pas de s'arrêter une seconde et de regarder d'un air songeur les créatures de feu, immobiles...

"Sans elles. Suivez-moi de près si vous avez peur de vous perdre... Je préfère rester discret. "

Le Tragédien mit ses deux mains dans les poches et, les épaules tombantes, il avança dans les ruelles, empruntant une ruelle en côte légère, trop étroite pour qu'ils se tiennent côte à côte. Il prit soin, aussitôt commença-t-il à marcher, de presser l'allure tout en faisant le moins de bruit possible lorsque ses bottes claquaient sur les pavés.
Skjöld ne devait pas savoir où Genesis l'emmenait, connaissant trop peu la ville... Peu importe, peut-être reviendrait-il le lendemain dans la clarté du jour, pour distinguer plus précisément ces ruelles abandonnées par la curiosité.

Alors que la montée perdurait, Genesis glissa contre le mur à sa gauche, et continuant à marcher, s'aida d'une main qu'il sortit de sa poche pour déceler dans la roche le vide d'un autre chemin, plus petit encore, qui descendait très légèrement, partant vers le sud. Il s'arrêta, tourna subrepticement la tête vers son complice et murmura un avertissement avant de s'engouffrer dans un des nerfs de cette ville. Ses épaules pouvaient presque le contraindre entre les deux murs à ce point proches dans ce chemin exigu... Et la ruelle, divisant de hauts batiments, semblait longue de plusieurs centaines de mètres.
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Nous cheminons dans les ruelles inextricables comme deux ombres dans la pénombre, comme deux proies dans l'œil du prédateur. Genesis est silencieux, mais il n'est pas calme, non... Il s'engouffre dans la noirceur des quartiers sans sérénité. L'atmosphère s'alourdit à chaque seconde. Dans la brise glaciale se mêle la froideur de mon guide et je me sens alors bouleversé. Je ressens le besoin de relever ma capuche, de me protéger de ce froid qui devient de plus en plus aliénant; ce geste, contre toute attente, ne me réconforte pas. En fait, je ne me sens pas bien. Une amère impression hante mes pensées : je me rends compte que je suis aveuglément le chemin d'un homme que je ne connais pas.

Alors que nous nous enfonçons encore plus, je n'ai absolument plus de repères. En plus de ne plus reconnaître aucun bâtiment, je ne reconnais même plus l'ambiance. Un léger frisson parcourt mon dos, mais je n'en tiens pas rigueur. Mes épaules demeurent droites, mon regard plongé vers l'horizon obstrué par la silhouette de Genesis. Mieux, je dois rester alerte. La nuit m'opprime, mais cette nuit, et particulièrement celle-ci, m'effraie.

Même si Genesis ouvre toujours la marche à quelques pas de moi, je suis totalement perdu. S'il m'abandonnait ici, je devrais me recroqueviller sur le parquet d'une maison et attendre le lever du soleil. Cependant, malgré tout l'âcre arrière-goût du début de notre rencontre, je sais - je ne sais plus si je sais ou si j'espère - que Genesis ne me laissera pas seul en plein cœur de la nuit. Après tout, en tant que porte-parole du Consulat, n'est-il pas de son devoir de mener ses brebis vers un havre plus sûr ? Évidemment.

Je dois me poser devant l'évidence : c'est la nuit qui mêle mes esprits et qui se suspend à mes émotions; c'est la nuit qui polarise mes impressions, qui me fait frémir.
D'ailleurs, je décide de mettre un terme à cet étrange sentiment qui plane entre nous en entamant la discussion. Je sens ma voix se briser, mais je persiste. Définitivement, je ne suis pas à l'aise dans ce Jardin radieux que je ne reconnais plus.


« Genesis, le monde a-t-il toujours été comme ça ? Je veux dire... Quand j'étais plus jeune, il me semble qu'on ne parlait pas de guerre, qu'on ne parlait pas de sang. J'ai été affranchi, j'ai été confronté au monde et puis... J'ai la triste impression que, maintenant, tout ne gravite qu'autour de cela. »

J'articule ces phrases avec tellement peu de convictions que mes murmures se perdent probablement dans l'air. À vrai dire, je n'espère pas de réponse. Je tenais simplement à verbaliser ce qui lestait ma conscience depuis plusieurs semaines. Il est vrai... On me dira qu'il faut être déconnecté de la réalité et absolument candide pour l'assumer, mais l'univers de mon enfance n'est plus le même. Tout est si différent; tout a évolué, mais sans nécessairement progresser. Je ne sais plus, je ne sais même plus si ma liberté est acquise sur le land des mortels.

Déconcerté, je décide de plonger mes doutes dans le silence, sans pour autant avoir l'esprit quiet. Genesis ne répond rien pour l'instant, mais je ne daigne pas insister. Après tout, selon les exigences de mon guide, nous devons être discrets. Nous devons franchir la cité sans être discerné par quiconque.  

Ainsi, toujours dans le noir le plus pesant, nous parcourons une centaine de mètres dans une ruelle exiguë et cahoteuse. Le sol est incertain, tout comme moi. Le pavé est grugé par les intempéries et les murs semblent vouloir s'affaisser sur nous. Sans le demander, j'espère en arriver à notre destination le plus rapidement possible. Les enjambées promptes de Genesis semblent vouloir me conforter dans ce désir.
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Il ne répondit pas de suite à la question de Skjöld. Non pas qu'il n'en éprouvait aucun intérêt, mais justement parce qu'il prit suffisamment de temps pour y penser, lorsque entre deux ruelles, il avait le confort de pouvoir réfléchir à autre chose qu'à la suite ou qu'à son chemin. Dans cette nuit, un loup n'aurait pu retrouver sa tanière... Pour cette raison, Genesis ne laissa pas une discussion le détourner de son but. Il s'arrêta finalement, alors qu'ils descendaient une ruelle, et tourna sa tête vers sa droite, pouvant distinguer la silhouette de l'errant du coin de l'oeil.

" J'ai toujours eu cette impression. "

Genesis regarda devant lui et reprit sa marche. De tous les consuls, peu connaissaient aussi bien le Jardin Radieux que lui. Il y était né et y avait vécu une très grande partie de sa vie, ayant justé été chassé de ce monde par les sans-coeurs lors de l'avènement de Maléfique. Dès lors, il avait haï ces terres plus qu'un autre, et pourtant y était resté jusqu'à ce jour, se bornant chaque matin à les changer toujours un peu plus. Alors non, ni les beaux jours ni le Consulat ne parvinrent à rendre le paysage agréable. Il ne voyait que la violence, ici ou ailleurs.

Ce qui différenciait sans doute le Tragédien de l'étranger, c'est qu'il avait appris avec la tragédie à aimer cette violence. Et c'est seulement parce qu'il s'était adapté qu'il pouvait être aujourd'hui l'instigateur ou le protagoniste d'un grand nombre des guerres dénoncées par Skjöld.


" Une partie de moi se moque du présent. Ma véritable ambition est de préparer le futur. Je vous ai déjà expliqué le reste. "

Il se faisait énigmatique, et volontairement, pour éviter d'en parler davantage. Ils n'étaient plus très loin. Genesis, au détour d'un embranchement, s'arrêta brusquement, se cala contre un mur et retint son compagnon aveugle d'une main, regardant déjà l'étage d'une batisse délabrée d'où l'on pouvait distinguer dans cette obscurité quasiment totale la lumière d'une faible lampe à travers une fenêtre. Clignant à peine ses yeux rivés sur cette fenêtre, Genesis resta totalement immobile, le visage alerte, durant une petite minute. Lorsqu'il estima enfin qu'ils n'étaient pas observés, il défit son emprise sur Skjöld et reprit sa marche, un peu plus rapide.

Ils arrivèrent devant ce qui semblait être un entrepot sans fenêtre. Genesis se dirigea vers l'entrée, une imposante plaque de métal coulissant dans un bruit infame, à réveiller les morts. Il laissa passer Skjöld avant de refermer la porte derrière eux et de s'avancer dans l'entrepot, marchant suffisamment lentement pour que l'errant ne perde sa silhouette de vue. Par cette étrange magie, le consul n'avait aucun mal à se repérer dans cet espace sans lumière ou presque.

Et enfin, il s'arrêta. Le dos tourné à Skjöld et la tête baissée, il ferma les yeux quelques secondes avant de prendre une longue et discrète inspiration. La corneille leva lentement la main vers le sol, à quelques mètres de lui, tandis qu'une étincelle jaillit de sa paume. Le feu prit immédiatement mais de manière incroyablement contrôlée, se propageant selon la ligne dessinée par un combustible... formant un large cercle de flammes à peine plus grandes que des bougies, autour de Skjöld et de Genesis.


Cela suffit à peine à éclairer l'espace entre les deux hommes.

" Je pense que tu n'es pas de taille pour le Consulat. "

Une nouvelle fois, le Tragédien s'adressa à l'écrivain sans le regarder vraiment, tournant légèrement la tête vers son épaule. Sa voix était froide et décidée. Plus qu'une hésitation formulée, c'était un verdict rendu.

" Ils... sont ici pour éprouver ta passion. "

La lumière à hauteur de bougie révéla de nombreux mouvements autour des deux hommes, et ce qui avait été autrefois le vide devint comme une sorte de rideau rouge entourant le cercle de flammes.

" Et je suis ici pour prouver au Consulat que tu n'es pas digne d'effleurer sa robe... "

Sa main droite se tendit une nouvelle fois vers les flammes, qui en moins d'un instant, gagnèrent plus d'un mètre de hauteur. A présent, ils purent voir ce qui se cachait derrière celles-ci... Une quarantaine d'hommes et de femmes habillés de la même bure d'une couleur rouge sang, dont les manches étaient si longues et larges qu'aucune main n'en dépassa jamais... d'un capuchon si profond que du visage de ces consuls caché dans l'ombre ne pouvaient être distingués qu'une moue, des joues et un menton.

Ils ne dirent rien.

De l'obscurité, on lança à Genesis sa rapière qu'il rattrapa habilement avant de la pointer vers Skjöld, faisant d'un même geste volte-face.

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Le silence du porte-parole est encore plus oppressant que la nuit en elle-même. Ses demi-mots come des réponses nébuleuses me consternent et me laissent dans la perplexité la plus totale. Mon interrogation avait l'ambition d'être plus qu'une interrogation; elle laissait place au jugement et à la subjectivité de Genesis. Surtout, elle demandait, implorait même, un peu de réconfort. Toutes les barbaries qui surviennent de plus en plus fréquemment dans cette cité me gèlent l'échine, et la réponse de mon interlocuteur aurait bien pu être comme un retour au calme. Pourtant... Rien de tout cela. Pas la moindre lueur de consolation dans sa voix froide, qu'une indécise sensation de lassitude.

Nous perpétuons notre marche avec décision, lui plus que moi, et nous arrivons finalement devant un bâtiment dans lequel on entre sans la moindre discrétion. Il referme la porte derrière lui et, d'un coup, l'atmosphère devient singulièrement plus lourde, comme si tous le poids du monde déferlait sur mes épaules. À cet instant-là, je me rends compte qu'il existe pire que la nuit noire d'un patelin ravagé : l'obscurité d'un bâtiment sans fenêtre en plein cœur de cette même nuit. Les astres ne peuvent plus me guider et les ténèbres me submergent.

Alors que je me marche à tâtons dans ce noir d'encre, que je ne sais même plus distinguer le devant du derrière, un cercle de feu se dessine autour de Genesis et moi. Je l'entends dire que je ne suis pas de taille, que je ne suis pas passionné, que j'ai tout à prouver. Abasourdi par ses propos énigmatiques, je demeure silencieux sans pour autant être serein. Je ne peux prononcer la moindre syllabe tellement les circonstances me filent entre les doigts, tellement la rapière qui file parfaitement entre les doigts du porte-parole me transit. Je laisse finalement échapper un « Genesis ?! » qui se perd dans les flammes.

Nous ne sommes pas seuls. Nous sommes encerclés, cernés, à moins que je sois le seul à l'être ? Mon interlocuteur ne semble éprouver aucun effroi à la vue de tous ces intrus et... Il m'apparaît maintenant évident que toute cette mascarade est prévue depuis bien longtemps. Je ne suis pas un consul et je n'ai jamais été l'un d'eux. Pourquoi ? Les hypothèses se bousculent dans ma tête, se réverbérant dans mon esprit sans jamais se clarifier.

Au centre de ce cercle de flammes, au centre de cette mare rouge et suffocante, au centre de l'incompréhension et de la peur, je ne sais plus. Je ne tremble pas parce que je frémis trop et je ne pense même plus, car j'aurais trop à penser. Les regards rivés dans notre direction sont aussi acérés que la rapière pointée vers moi, perçant ma peau sans vraiment la pénétrer. Perdant jusqu'à la maîtrise de mon propre corps, mes jambes s'alourdissent avant de crouler sous la pression. Je tombe sans même essayer d'amortir ma chute, l'épée de Genesis éraillant ma joue et creusant un sillon ensanglanté sur mon visage... Un autre balafre, comme un horrible souvenir gravé sur ma peau.

...

Ainsi, je me retrouve à genoux comme un lâche, un apeuré. Et malgré la chaleur qui émane du cercle de flammes, jamais de mon existence je n'ai eu aussi froid.
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... Le Tragédien baissa sa rapière et regarda le sol, les sourcils froncés. Oui, le sol... Skjöld était à terre, à genoux, soumis et oppressé par sa propre frousse. Le Consul pouvait à peine y croire. Qu'était devenu ce semblant d'homme décidé que Genesis avait cru rencontrer quelques semaines auparavant ? Il ne... s'était pas attendu à grand chose, avant de venir. A vrai dire, il s'attendait à tellement peu qu'il aurait difficilement pu être déçu. Mais Skjöld... n'avait même pas les épaules pour accepter l'humiliation d'être jugé par le Consulat.

" J'y crois à peine. "

Genesis plia les genoux et s'abaissa jusqu'à être à la hauteur de Skjöld, une botte contre le carrelage poussiéreux et... un genou à terre. Il ne regarda pas l'écrivain, non, il fixait ces quelques taches sombres sur le sol. Le sang de l'étranger avait coulé... pour une raison que le consul ne pouvait encore comprendre.
Il releva le menton, les sourcils froncés, cherchant le regard de Skjöld. Il leva sa main, hésitant mais finit par saisir doucement le col de ce dernier, sans forcer... le geste n'avait en soi pas l'air à ce point menaçant.


" Tu es ridicule. "

Il lâcha l'errant et se releva, avant de regarder les consuls, balayant ces hommes et femmes en bure de ses yeux soucieux. Eux étaient... parfaitement stoïques, incroyablement sévères.
Genesis acquiesça finalement. Un son, proche de celui d'une orgue, surgit de l'obscurité, tandis qu'un homme, parmi tous les consuls, commença à chanter... d'une voix grave, il chanta, seul...



Genesis se tourna vers Skjöld qu'il regardait à peine, à présent.


" Je ne peux te promettre qu'une chose. Si tu ne te relèves pas... "

Il n'hésita pas une seconde. Non, c'était trop tard pour regretter. Il irait jusqu'au bout. Genesis flanqua un coup de pied impitoyable dans la mâchoire de l'errant, le faisant tomber dos à terre.

" Tu mourras. Je ferai disparaître ton cadavre, s'il le faut. Je dirai à tout le monde que tu es parti et... ils me croiront sur parole. "

Qu'était-il, lui, cet étranger, face à Genesis, intendant du Consulat... qui avait soutenu et porté ce groupe depuis sa création, qui avait toujours accepté d'accomplir le sale boulot pour lui. Un cadavre de plus ou de moins à son actif n'aurait aucune influence sur son sommeil.

" Si tu ne te relèves pas, tout le monde t'oubliera ! "

Genesis criait plus fort, à présent, pour se faire entendre par-delà l'incroyable voix de la basse. Il marcha autour de Skjöld, suivant le cercle de flammes et le frappa une nouvelle fois d'un coup de pied au niveau des côtes.

" Tu n'as même pas assez vécu... pour tenir à ta vie. "

Les autres consuls, tous autant qu'ils étaient, rejoignirent la basse... Cela avait commencé. Ici, dans cette hangar, il n'y avait que la passion. L'art lui-même n'était plus que secondaire, car encerclés par une cinquantaine de consuls interprétant une messe funéraire... Genesis et Skjöld étaient égaux, pris au piège dans ce déluge assourdissant de violence.
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Les paroles ne s'envolent pas, non. Elles se gravent sur ma peau, s'enfoncent dans mon corps. Écrasé par la situation, je n'ai plus de posture. Assailli par le chant funèbre de ces inconnus en bure, je n'ai plus de contrôle. Blessé comme un animal par le pied d'un homme en qui j'ai eu un jour confiance, je n'ai plus d'espoir.

Ensanglanté, meurtri, heurté, je ne suis plus d'os et de chair : je ne suis qu'humiliation.


« Qu'ai-je fait pour mériter cette honte ? »

Quelques gouttes de sang traversent mon champ de vision, comme une pluie écarlate qui m'arrache un soupir de douleur. Du revers de la main, j'en essuie le flot et je me relève, mais pas totalement, abandonnant sur le sol de ce cercle de flammes les vestiges de ma dignité. La souffrance que j'éprouve n'est ardue que dans ma tête; mon mal corporel n'égale en rien les coups enflammés qui s'acharnent sur mes pensées. Tout cela est bien superficiel.

Du mieux que je peux, j'essaie de confondre mon boitage d'un saut malhabile vers l'arrière. Atterrissant sur un sillage de suie, mes pieds glissent légèrement sur le sol, mais je demeure debout sans être stable. L'ardeur des flammes est si intense que je sens mes vêtements se fondre sur ma peau... Mais les yeux de Genesis sont de braise et de charbon, marquant sur mon visage l'incompréhension au fer rouge. Et, avec toute l'ignominie du monde, je baisse la tête.


« Pourrais-je au moins avoir des explications ? »

Je n'ai pas la volonté de me battre, encore moins contre cet homme. Je veux explorer chaque alternative, chaque distincte route avant de devoir porter une lame contre son corps. Je... je ne peux blesser un être sans raison. Je ne suis pas un criminel. Non, j'ai trop de respect pour Genesis... Ou en ai-je encore? Je ne sais plus. La seule chose dont je suis certain, c'est que je ne tomberai pas dans ce jeu dangereux. Je ne suis pas l'Unique. J'ai trop de vertu pour me déshonorer ainsi... Ou en ai-je encore ? Rien n'est plus nébuleux.

Sans relever ma tête, je me concentre et fais apparaître un dague dans le creux de ma main. Aiguisée à point, sans souillure aucune, elle réverbère la lumière du feu partout autour de moi. En guise d'ultime tentative de réconciliation, je laisser tomber le poignard sur le sol. Au moment où il entre en contact avec la surface, une cacophonie métallique s'insurge jusqu'à enterrer la mélopée macabre. Quand l'arme arrête finalement de bouger, les choristes se taisent les uns après les autre.

Unique, fais-moi savoir que mon existence doit avoir une fin, que ma vie a un terme et que je dois partir d'ici-bas. Pour la première fois depuis mon affranchissement, j'espère un instant être enchaîné de nouveau. Plus rien n'est beau dans la liberté... Plus rien n'est plus beau dans la mienne. Je veux soupirer, mais je sais que c'est inutile. Les chants ont repris le contrôle du silence.
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" Tu n'as rien fait. "

Genesis croisa les yeux de l'errant, jetant sur lui un regard injecté de haine. Secouant subrepticement la tête en signe de désapprobation, il observa ensuite la dague à présent à terre... Se croyait-il dans un duel du Cid ? Pensait-il que tout se jouerait sur la bonne éducation et le fairplay d'un bon seigneur ? Pour le Tragédien, s'être ainsi délesté d'une arme aussitôt invoquée n'avait aucune valeur. Non, tout cela n'était qu'un vulgaire spectacle sans acteur, une toile sans peintre. Que pouvait-il espérer d'un homme qui singeait la passion sur ses ainés ? Il n'y avait ni âme ni coeur dans les mots et les supplications de l'étranger... Juste cette intolérable propension à narguer de véritables artistes avec son semblant de talent. Entre ces murs d'acier, ce n'était plus un duel d'homme.

" Tu ne fais rien ! "

Cette fois-ci, il ne regarda pas son interlocuteur mais cracha ces mots à ses pieds. Et quelle idiotie de chercher des explications, d'ainsi ridiculiser la vie en lui accordant si peu d'importance... Non, son existence lui importait trop peu et c'était là... tout ce que Genesis haïssait chez cet homme. Dans les yeux d'un être résigné, il ne peut briller la moindre étincelle de passion.
Pourquoi lui expliquerait-il... ? Ce n'était qu'un combat, qu'un moyen d'expression, une façon d'exulter sa haine et sa colère contre un autre qui le méritait ou... peut-être pas, mais qu'importait pour Genesis.

S'il ne voulait pas se battre...

Pour la corneille, cela n'avait plus d'importance. La pitié avait quitté son corps et les tourments l'avaient trop rongé pour qu'il reste en lui un semblant de chair à consumer. Peut-être détestait-il les paroles... car les suivantes, il les prononça d'une voix pressée, d'un débit oppressant, contrastant étrangement avec sa marche qui elle était lourde, lente, bardé d'hésitation.


" Tu insultes mes frères et mes soeurs, en ce jour et tous les autres... Devant eux qui souffrent et qui se battent, tu te déguises en homme. Tu ne sais rien de ce que nous vivons, ta vie n'est qu'une misérable farce sans sentiments... "

Genesis leva sa main et doucement, saisit la gorge de l'étranger avant de la serrer de plus en plus fort. Et levant légèrement sa rapière, il frappa l'imposteur au ventre, d'un coup de taille horizontal. Il faisait trop sombre et les flammes n'y changeaient rien, pour que Genesis puisse voir le sang sur sa lame. Mais il lâcha l'écrivain, qui s'écroula.

" Je te frappe et tu n'es pas en colère. Je t'insulte et tu te tais. Mais sans cette rage et cette flamme qui dévore ton corps, cette passion inextinguible qui réclame la plus pure violence... tu n'as rien d'un artiste. "

Et le Tragédien, d'un visage à nouveau neutre, baissa sa rapière qu'il pointa contre la gorge de Skjöld.
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Je suis un artiste. Je suis né dévoué pour mon art, et j'en mourrai probablement un jour. Je n'ai d'yeux que pour la plume trempée de noir, que pour mes doigts barbouillés d'encre aussi sombre que la nuit. Je n'ai vécu que pour les traits qui se succèdent, que pour les sons silencieux qui dansent sur mes parchemins, que pour les lettres qui deviennent des syllabes qui deviennent des mots qui deviennent des proses et qui deviennent encore plus fastes que toutes les poésies du monde. Je n'ai vécu jusqu'à aujourd'hui que pour et par mon art.

Je suis un artiste. Je réfléchis en alexandrins, mes pensées sont métrées et valsent sur des rythmes qui effleurent une perfection. Mon imagination est sans faille. J'imagine l'inconcevable et je le dresse sur des feuilles et sur des bouts de papier. Je suis un créateur d'univers. Je suis le maître de tous ces mondes qui meurent quelque part dans des carnets oubliés sur mon passage. Je suis un dieu pour ces fictions, pour ces personnages pourtant sans vie qui n'ont jamais été aussi inanimés. Je leur insuffle des émotions, je les dote de sentiments. Je crée des fausses réalités.

Oh, je suis un artiste. Mon existence est une fable, ma vie la plus belle des métaphores. Quand je parle de liberté, je la compare aux cages. Quand je décris la pluie qui mouille les rues, j'en parle avec redondance parce que sa beauté est ainsi. Quand je dis que mon père est disparu, c'est pour camoufler toute la tristesse qui se dissimule derrière la rigueur du mot mort. Quand je parle d'infini ou que je parle d'éternité en plongeant mon regard dans celui de Léa, c'est pour montrer à quel point je suis minuscule devant sa majesté. Et quand je regarde les étoiles et que j'aimerais me perdre entre elles, ce n'est pas véritablement entre elles que j'aimerais être, mais bien quelque part où la solitude est belle.

Je suis un artiste. J'ai été happé dans mon calme parce que j'en étais un. J'ai été séquestré, enfermé, encloitré parce que ma passion transparaissait quelque part entre mes vers. On m'a arraché à ma liberté, à mon existence parce que j'étais écrivain, et parce que je le suis toujours. Je suis le héraut de mon art, mais je n'ai pas besoin de crier pour le montrer. À moins que...


« Je suis un artiste. »

Fier, je crie ces mots. Ils percent la lourdeur de la chorale, s'échappent dans l'air et explosent dans une détonation sonore grandiose. J'ai envie de hurler davantage, de huer mon ire, de chanter mon désarroi face à cet homme que je n'ai jamais connu, mais... Je ne peux pas. Je ne peux plus. Mon corps n'est qu'une feuille de papier bousculée par le vent. Je suis faible, et j'ai toujours peur. Je suis un artiste, mais j'ai peur. Mes lèvres tremblent trop. Ma langue se change en plomb et se colle au fond de ma bouche. Je n'arrive plus à prononcer quoi que ce soit, mais je suis en colère, oui...

Je suis furieux. J'en oublie la douleur. Je m'accroupis, je reprends mon poignard. Mes mains s'enflamment au moment où mon cœur n'est que braise. Le feu ardent qui nous encercle fait bien pâle figure à côté de la ferveur qui gonfle en moi. Le sol se couvre des cendres de ma colère. De la fumée s'échappe presque de mon front. Et, d'un coup de grâce, ma dague fend l'air et la lame glisse furieusement sur le visage de Genesis, laissant derrière elle un sillon de sang et de passion.

Je tends ma main devant le tragédien et j'insiste... À ce moment précis, je n'ai besoin de rien, sauf d'une rapière pour peser mes mots.
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Il porta vivement la main à son visage, affichant une grimace rogneuse, un regard courroucé… Lorsqu’il éloigna sa menotte de sous son oeil, où l'artiste venait de le toucher, il put voir sur sa main gantée, à la lueur des flammes et malgré les ténèbres dansant dans la pièce, son propre sang qu'il s'étonna de voir couler.
Il baissa le bras promptement, jaugeant son adversaire avec cette même colère qui l'avait motivé jusque-là, mais qui à présent s'éteignait peu à peu. Avant que cela n'arrive, il crut bien que jamais l'étranger ne le frapperait, et cela malgré les provocations, les humiliations...

Mais il l'avait fait. Par rage, sans doute, plus que par réelle préméditation. Qu'importait pour Genesis, c'était l'oeuvre de la passion la plus sauvage, celle-là même qui avait soulevé son bras une grande partie de sa vie.

Le Tragédien avait spéculé, l'après-midi qui précéda, et s'était imaginé déçu dans cette situation où Skjöld aurait le courage de se battre.
Déçu ou... soulagé.

Même lui ne savait plus ce qu'il espérait, ce qu'il cherchait à prouver, cette nuit. L'ivresse de sa colère, le tumulte de sa frénésie... auraient empêché quiconque de réfléchir un instant.

Peut-être plus qu'une farce, en définitive... La rancoeur dans ses yeux perçait l'obscurité et la chair, troublait à elle seule, plus que le sang versé, plus que les cris et la surprise qui altéra les voix des choristes, le coeur périssable du corbeau. Être haï était un rôle, pour lui, un moyen... Dans le coeur de ses semblables, consuls ou civils, tout passait par la haine. Il n'en était jamais touché mais ici, lors de cette nuit, il contempla le plus vengeur des brasiers.
Oiselet balourd, traqué par un chasseur tragique, il n'avait aucune chance de se soustraire à ce regard.


" Battons-nous. "

Aux yeux de Melpomène, rien n'était fait. Il en fallait bien plus pour se sauver du jugement consul. Ceci n'était pas un cours, et il n'y avait... en définitive rien à en tirer. Eprouver sa passion était son dessein. C'était là un examen, un purgatoire. Etait-il digne de côtoyer de près ou de loin le consul ? Et... pouvait-il effleurer "sa" robe ?

Genesis s'avança d'un pas, fléchissant son genou et frappa de taille, d'un geste prévisible, offrant à son adversaire l'opportunité de parer le premier véritable coup. Une dague... maniée par un enfant qui n'avait ni sa force, ni sa maîtrise, mais toute volonté de trouver le chemin menant à sa cible. Il ne pouvait jouer avec lui... Ce n'était pas un duel et ce n'était pas une leçon... mais une conclusion. Pour celle-là, il emploierait les moyens nécessaires.


" Mourir par passion... ", cracha-t-il au visage de Skjöld... repensant à son épreuve le confrontant à la tragédie elle-même, l'ayant mené à mourir, et renaître... et mourir sans cesse. Il avait éprouvé la douleur de la vie plus que celle de la mort, mais avait ressenti chacun de ses derniers souffles avec une violence inoubliable. " Tromper par passion... ", dit-il d'une voix plus lente, reculant d'un pas et frappant d'estoc, manquant sa cible. Il s'avança vivement, évitant agilement la dague de Skjöld plongeant sur son flanc, et attrapa de sa main gauche la veste de ce dernier avant de lui flanquer trois coups de poing au visage. Plus que tous ses crimes, sa tromperie envers Mizore avait achevé son innocence. S'il était un jour qu'il regrettait au point d'en souffrir, ce n'était pas celui où il avait commis cet adultère... mais plus que tout, celui où il avait rencontré la gitane. " Tuer par passion... " Il relâcha l'étranger qui resta debout, chancelant toutefois. Genesis attaqua, faisant danser sa rapière devant lui, décrivant des arcs de cercle puissants mais peu précis, avançant à pas conquérant, repoussant Skjöld jusqu'au mur de flammes. Ses parents, Kadaj... et son ami... tous, consumés par sa fureur.
Haletant, il continuait de parler, épuisé par ses propres sévices, l'esprit brouillé par les chants des consuls, par cette prison de voix...


" Tu en es incapable ! Laisser ta colère et ton envie te rendre fou... capable de blesser ceux que tu aimes, capable de consumer ton âme et ton corps. "
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Je ne sais pas me battre. Je ne sais pas esquiver les coups d'estoc et de taille, je ne sais pas parer les offensives. Je ne sais pas non plus manier ma propre dague, ni même frapper de mes poings nus. Si la rapière du tragédien danse devant et que je l'évite, ce n'est qu'un coup du hasard jumelé avec beaucoup de chance. Je fais bien pâle figure devant la rage qui anime tous les membres de mon opposant, je fais bien pâle figure devant le combattant qu'il est.

Mais alors que j'ai porté mon premier coup, je me rends compte qu'il existe bien pire que de ne pas savoir se battre : ne pas vouloir le faire. La main de Genesis a beau marteler mon visage de mille coups, je n'ai en mon cœur que le désir de voir ce duel trop long se terminer sous mes yeux. Mon âme n'est pas guerre, mon âme n'est pas sang, et même si mon âme est en colère, elle n'est jamais vengeresse. Je reste là, donc, à saigner et à gémir comme un martyr qui serait abattu au nom de personne, comme un lâche qui se laisserait mourir pour aucune cause.

Comme un faible certainement, j'encaisse chaque coup en reculant un peu. Mes pieds glissent sur le sol, sur la suie ou sur mon sang peut-être. À travers les flammes, le chant des étrangers encapuchonnés ponctue ma lente décadence. Je ne sais pas me battre, mais eux savent chanter la défaite qui se prépare : leur ton change soudainement. Ils cherchent des souffles si bas que tout mon corps se met à vibrer de leurs voix. Ils fredonnent des airs funèbres, des notes morbides qui accompagnent chacune des mes brefs insuccès. Devant le héraut de la tragédie, devant sa stature, devant ses fonctions et sa majesté, je n'ai qu'une seule envie, la fuite.


« Vous... Vous avez raison, Genesis... J'en suis incapable. »

Je ne suis pas pessimiste, non, c'est du réalisme, c'est confronter la vérité et l'accepter avec tous les regrets du monde. Je ne peux combattre cet homme, et je peux encore moins le blesser - l'unique coup de dague que je lui ai asséné continue de ronger ma naïveté. Je ne sais pas me battre, je ne veux pas me battre et je ne peux me battre.

Devant ce constat, je pose un genou sur le sol. Je ne sais plus si j'ai froid ou chaud, mais je sais que je souffre. Les ruisseaux de sang qui sourdent sur mon visage se rejoignent sous mon menton et se jettent dans le vide. Les gouttes frappent le sol avec un tel rythme qu'elle mètrent presque le chant de ces inconnus. Je baisse les yeux, et au travers du sang qui recouvre le sol, j'entrevois le triste visage de mon être. Je ne suis plus rien. Je suis une dépouille toujours en vie, mais qui attend un coup de grâce ou, mieux, une réponse; la seule vérité qui m'intéresse :


« Je dois savoir... Pourquoi? Je pleure ces mots avec le peu de vivacité qu'il me reste. Je suis tellement épuisé et blessé que je vomirais, mais pour cela il me faudrait un peu plus de force. Vous êtes... Vous êtes nébuleux depuis le début de cette nuit. Expliquez-moi. Ayez au moins un peu de respect, et... et ne m'épargnez pas la vérité. »

Pendant un instant, je capitule. J'accepte la lame contre ma gorge, je me vois m'accroupir sur moi-même, chercher mon souffle, chercher un battement, et puis mourir. Je vois mon cadavre être jeté dans la mer, mais je ne vois personne sur le quai. Si je meurs y aurait-il au moins pour porter le deuil? Les bardes ont quitté le Jardin radieux depuis des mois, les autres consuls n'ont jamais croisé mon regard, et... « Léa. » D'un coup, mes épaules se redressent. D'un coup, mon visage s'anime. D'un coup, je ne suis plus prêt à mourir.
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« Vous... Vous avez raison, Genesis... J'en suis incapable. »

Genesis se figea, bouche bée. L'information n'avait pas encore eu le temps d'atteindre son cerveau que déjà, son souffle, son coeur et son corps s'étaient tous les trois tus. Quand il réalisa, un instant plus tard, le sens des mots de son adversaire, rien n'y fit. Il ne put bouger le moindre de ses membres. Ses paupières lui auraient paru trop lourdes... s'il avait du les commander.
Mais n'était-ce pas ce qu'il espérait ? Cet aveu ne devait-il pas être une grande nouvelle ? Depuis combien de temps cherchait-il, malheureux, la moindre chance de sauver son âme ? En quel enfer ses nuits s'étaient-elles métamorphosées durant ces mois où son coeur ne pouvait plus trouver la paix ?

Grâce à Skjöld, il allait pouvoir oublier et se pardonner.
Et pourtant, suite à cette confidence, l'étranger devint l'être le plus détestable qu'il connut.

Il n'avait rien... ou pas grand chose. Cet errant ne méritait guère plus le bonheur que le consul. Lui n'avait rien fait de sa vie, sinon des poèmes sur les sentiments des autres... et pourtant ils se retrouvaient là, l'un face à l'autre. Genesis, obligé de céder un trésor qu'il avait payé très cher... à Skjöld, un hors-la-loi témoin des choses de la vie, mais jamais acteur. Et tout cela pourquoi ? Parce que la plus grande richesse de l'homme, à son goût, la passion... était devenue chez lui et chez elle trop dévorante.


« Léa. »

Ce mot, ce nom avait été porté dans un murmure... si insignifiant que Genesis faillit ne pas le distinguer dans le tumulte harmonieux des chœurs. Simplement en fixant ses lèvres, il fut convaincu d'avoir compris... Léa, oui. C'était comme ça que Mila s'était présentée devant Skjöld.

Genesis leva la main gauche brusquement, brandissant son poing fermé au-dessus de sa tête. Les chanteurs se turent sur le champ, restant immobiles. Le hangar abandonné parut à cet instant peut-être trop silencieux.


" Oui, Léa. "

Elle était la raison de tout cela, bien sûr. L'étranger avait fini par le comprendre de lui-même, épuisé par ses propres questions idiotes. La gitane avait choisi ce gamin comme amant... Encore un artiste, oui. Pour Genesis, c'était déjà inacceptable.

Non il ne se battait pas pour elle, ce n'était pas un duel.

Le Tragédien ne supportait plus de l'aimer. Chaque soir il rêvait de ne plus la rêver et chaque matin il espérait pouvoir un jour étouffer son souvenir. Skjöld était apparu comme une bénédiction, un véritable don du ciel. Bien sûr, il avait souffert en découvrant cette relation qu'entretenait la consule de l'amour, mais il s'était résigné. Il ne pouvait être avec Mila. Il lui faisait trop de mal.

Mais comment un errant au passé trouble pouvait-il combler une telle femme ? Non, Mila avait besoin d'un homme solide mais avant tout normal, ou presque. Un homme qui pouvait lui suffire sans devoir tuer pour elle, sans être contraint de vendre son âme à l'enfer. En somme, elle avait besoin de quelqu'un de mieux que le Tragédien.


" C'est fini. "

Un craquement sourd vint ponctuer sa phrase. Dans le noir complet il aurait été dur de la voir mais les flammes illuminaient légèrement la sinistre aile noire du consul, déployée à sa gauche. A présent teintée de gris, elle avait perdu de sa superbe, tout comme l'oiseau qu'elle portait.
Un regard porté vers les choristes et sa voix lente achevèrent la soirée.


" Partez. "

Les consuls en aube se retirèrent sans se découvrir, disparaissant aussi mystérieusement qu'ils étaient venus, dans l'obscurité, loin du feu.
Genesis reporta toute son attention à l'étranger. Le bras tenant sa rapière se tenait le long de son corps, sans menace...
Il battit brusquement l'air devant lui de son aile, tirant de nombreuses plumes d'un seul geste, filant dans l'air comme une pluie de flèches. Les pointes des plumes se plantèrent sèchement dans le corps de Skjöld. Genesis se rua alors sur ce dernier, le frappa de sa botte dans le ventre, le forçant à ployer devant lui, avant de saisir son visage dans sa main gauche, sa paume tout contre le nez du balafré.

Une lumière rouge s'échappa de cette main, avant que le brasier ++ ne fusse tiré à bout portant sur le faciès du poète.

...

La nuit n'était pas beaucoup plus avancée lorsque Genesis arriva dans le quartier consul. Atterrissant, Skjöld sous son bras gauche, il marcha sans attendre vers une des maisons consules comme il en existait tant dans la cité..., hésita un instant, toqua enfin d'une main forte. Il déposa le blessé qu'il avait sommairement soigné en route devant la porte, quelques secondes avant que cette dernière ne s'ouvrît. A cet instant, le tragédien se rappela qu'il la dérangeait au beau milieu de la nuit, après des semaines durant lesquelles ils s'étaient à peine parlés... et qui plus est avec un bagage plutôt curieux.

Il regarda Mila avant de désigner de ses yeux baissés Skjöld, gisant à terre. Et il parla de suite, sans lui laisser le temps de parler ou même de prononcer le moindre son.


" Il est faible... Il ne saura pas te protéger. Je ne te parle même pas de son tempérament... Mais c'est un homme bon. Je... "

Il hésita un instant et hocha la tête d'un air grave.

" Je le trouve bien pour toi. Je voulais juste m'en assurer. Alors ne le... laisse pas tomber. "

A vrai dire, il l'appréciait de moins en moins mais lui trouvait toujours plus de qualités à chaque fois qu'il y songeait.

" Nous allons pouvoir passer à autre chose. Tous les deux. "

Genesis fit volte-face. Sa maladie lui avait fait tout perdre... sa force, sa beauté, sa prestance, son énergie, jusqu'à son allure. Il ne lui restait plus que ses pensées et ses certitudes. Alors tant que ces dernières étaient intactes, il voulait s'en aller. Mila, elle, avait toute capacité de le faire douter;

Son aile battit l'air violemment et le porta jusque dans les cieux, laissant à la gitane le lourd fardeau de s'occuper d'un homme vaincu.
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Le laisser partir. Le poursuivre. Abandonner. S'accrocher désespérément aux miettes qu'il daignerait lui jeter. Prendre soin du pauvre garçon qui se croyait déjà un homme, cet enfant effondré à ses pieds. Cesser cette charade et tout laisser derrière elle, s'envoler dans le ciel pour d'autres horizons, loin du monde qui ne cessait de lui enfoncer des couteaux dans le cœur. Grimper au sommet de la plus haute tour du Consulat et laisser le soin au Tragédien de retrouver son corps désarticulé au petit matin. Laisser libre cours à ses émotions et regarder la Cité brûler sous le feu de sa colère, ne laissant à son tyran que des ruines sur lesquelles régner.

Comment les désirs de chair et de destruction pouvaient-ils s'entremêler de la sorte? Et cette jalousie dévorante qui lui hurlait que personne d'autre qu'elle n'avait le droit de le posséder. Si encore il s'était battu pour elle, si encore son cœur n'était pas seulement rempli de regrets. Quand il la regardait, il ne voyait que sa honte. Pourquoi effacer celle de la passionnée si c'était pour la remplacer par la sienne? Et quoi, elle devait se satisfaire de cet ersatz d'être humain, sans passions et sans désirs, simplement parce qu'il était "bon" ? De quel droit osait-il s'arroger le jugement de ce qui était digne d'elle ? De ce qu'elle était capable ou non de faire ? Passer à autre chose, la bonne affaire ! Parce qu'il croyait qu'elle avait attendu son accord pour essayer ? Des mois à tenter d'effacer sa marque aussi sûrement enfoncée dans sa chair que celle qui flétrissait son épaule. Mais comme un animal qui aurait enfin trouvé son maître, il lui était impossible d'ignorer ce lien.

Elle ne l'aurait jamais. Jamais. Ce chien-là avait déjà une laisse. Elle n'était... qu'une erreur de parcours. Et il cherchait à se débarrasser d'elle. C'était bien ça, le sens de toutes ses frasques ? Alors pourquoi rouer de coups le substitut qu'elle s'était offert dans un effort désespéré pour tourner la page ? Avait-il vraiment besoin de montrer qu'il était bien supérieur au balafré ? Comme si elle ne le savait pas déjà... Ou alors était-ce pour lui rappeler que, quoi qu'il advienne, c'était bien lui qui déciderait de ce qu'elle avait le droit d'accomplir et en quelle compagnie?

Le balafré était toujours devant la porte et Genesis était déjà loin. Dans un soupir, Milena traîna le sinistre cadeau du Tragédien dans ses appartements. Que pouvait-elle faire d'autre? Elle était fatiguée de lutter. Et peut-être qu'en bon maître, il la féliciterait d'avoir obéi à ses ordres...

Skjöld ouvrit les yeux, le regard hagard et la bouche déformée par un rictus de douleur. Mila déposa un baiser tout en légèreté sur son front avant de laisser courir ses doigts le long de sa nouvelle cicatrice.

"Skjöld..." murmura-t-elle d'une voix chaude, ses lèvres glissant dans le cou du jeune homme toujours alité. Elle releva la tête et lui lança un regard empreint de douceur.

"Marions-nous."
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