Ombres mélancoliques
Parfois j'ai l'impression que je suis seul au monde, et que seule la compagnie de mon cistre sera éternelle. Je sais que c'est absurde de penser ainsi. Je sais aussi que c'est une vision assez pessimiste de mon existence, mais c'est ce que je ressens. La solitude ne me déplait pas en un sens, mais elle n'est pas ce dont j'ai toujours rêvée, avouons-le. Quand je repense à ce que j'ai été avant mon second souffle chez le Consulat, je me dis que j'ai peut-être emprunté un chemin qui n'était pas le bon, ou du moins pas celui que le destin avait choisi pour moi. Je ne suis qu'un héraut que depuis quelques jours, mais j'ai ce doute constant qui plane au-dessus de ma tête, comme un oiseau de malheur. Je suis peut-être le véritable fils d'Érato, je suis assurément un poète vigoureux, mais il manque quelque chose pour compléter ma passion; il manque une pièce au puzzle, cette pièce qui avait réussi à me combler à la Cour des miracles : des gens sur qui compter.
Des gens sur qui compter... Je pourrais en trouver à profusion dans l'une des tours du Consulat, ou encore dans les rues mystiques des Jardins Radieux. Mais j'ai l'impression de n'être plus capable de tisser des liens et de forger des relations avec des gens. Quand je me mets à m'intéresser à quelqu'un, j'ai toujours ce tsunami de nostalgie qui me submerge et qui me pousse à comparer ce quidam aux gens que j'ai naguère côtoyés dans les entrailles de Paris. Et je me rends alors compte qu'ils ne pourront en rien égaler ce que je vivais autrefois. Quelquefois je me dis que je devrais abandonner derrière moi les hérauts et retourner à la Cour des miracles. Mais d'autre fois je me dis que j'ai évolué et que si je suis rendu ici, c'est parce que la vie en a voulu ainsi. Par dieu... Je divague. Il est absurde de m'imposer une telle tirade.
Alors je prends mon cistre, et je joue. C'est ce que je fais quand je suis perdu, égaré quelque part dans les méandres de la titubation. Je gratte jusqu'à en avoir les doigts embrasés, jusqu'à n'en plus sentir la présence de mes propres mains. Je gratte jusqu'à ce que je sois parvenu à oublier ce qui doit être oublié. Et alors je me mets à chantonner des paroles, à réciter des psaumes que j'improvise sur ma propre épopée et sur celles des autres. Plus je m'engouffre dans cette transe artistique, plus j'ai l'impression de me sentir vivant, vif, vivifié. Mes palpitations cardiaques atteignent des zéniths jamais atteints auparavant. Je vis. Je vis enfin... Je ne suis plus mélancolique. Je ne suis plus nostalgique. Je ne fais qu'une grande entité avec l'art que je découvre. Et je fuis mes dilemmes, mes problèmes, car c'est la seule solution que j'ai trouvée jusqu'à présent pour me sentir allègre et comblé. C'est absurde...
Je cesse de jouer drastiquement, arrêtant d'un doigté gracieux les vibrations des cordes de ma guitare. Je me sens mieux. Ma respiration reprend tranquillement un cours normal, mon cœur s'apaise adagio, ma peau se refroidit un peu. Par opposition, une succession de frissons intenses viennent me parcourir l'échine et me faire frémir imperceptiblement. Mes joues sont probablement aussi écarlates que le sang qui flue dans mes veines, mais je me sens bien, et c'est tout ce qui compte. Alors je rouvre mes yeux et je suis tout de suite aveuglé par les lueurs du soleil. Je baisse le regard. Les sables du temps s'écoulent beaucoup trop rapidement... Je dois retourner auprès du maître des arts pour honorer la poésie de ma douce muse.
Je fais disparaître mon cistre dans une constellation d'éclats et je me relève. Mes jambes sont curieusement engourdies, mais j'avance quand même vers les quartiers généraux du Consulat, claudiquant grossièrement. Si la Cité des Rêves me manque atrocement, je ne peux démentir le fait que les Jardins Radieux sont tout simplement fastueux. Ce calme, ces panoramas à couper le souffle, cette ambiance placide qui vient m'étreindre chaleureusement quand je me sens mélancolique. Et au travers les beautés de cet univers, je continue de cheminer, considérant l'horizon pour l'énième fois; pourtant, je ne me lasse pas de tous ces décors. À chaque fois que je déambule dans les profondeurs de cette banlieue paisible, j'apprends à apprécier un peu plus ce qui m'entoure. Je suis si aspiré par la poésie des lieux que j'en oublie clairement les problèmes qui m'assaillaient quelques minutes plus tôt. Décidément, la poésie, littéralement et au sens figuré, réussit à me charmer à toutes les fois.
J'aperçois au loin une silhouette svelte, l'ombre d'une femme à la chevelure aussi noire que l'obsidienne. Plus je m'avance, plus je sens que je reconnais ce regard profond. Peut-être l'ai-je déjà croisé dans les couloirs des quartiers généraux, ou encore dans l'une des rues de ce dédale, je n'en sais rien. Je marche encore un peu, nous arrivons presque à nous croiser. Je la salue avec une courtoisie qui me surprend moi-même, mais je perpétue mon chemin. Après tout, je ne voudrais importuner une demoiselle dans son train-train quotidien. Je lui demanderai si nous nous connaissons plus tard, dans une potentielle éventualité. Pour l'instant, ce n'est pas tellement crucial.
Mais vous savez cette sensation qui s'éprend de votre âme lorsque vous passez à côté de quelque chose qui aurait pu être important? C'est ce que je ressens à ce moment bien précis. Alors qu'elle disparaît promptement de mon champ de vision, je fais un demi-tour sur moi-même. Je la vois partir dans une direction opposée, mais elle accélère le pas comme si elle voulait fuir quelque chose, quelqu'un ou une situation. Elle marche de plus en plus prestement, elle court presque. A-t-elle besoin d'aide? Probablement pas, mais mon instinct me pousse à la suivre, aussi incivil cela peut-il paraître. Je m'avance donc dans cette même direction, plus ou moins vite. Je l'observe s'estomper dans la noirceur d'un tunnel, que je pénètre quelques secondes plus tard. Lorsque je traverse la pénombre, je fais face à un jardin majestueux encerclant la magnificence d'une fontaine aussi immense que merveilleuse... Si merveilleuse que j'en perds presque la raison de ma venue ici.
Je tente de dévier le regard : je la vois eu pied de l'escalier, elle semble chanceler. « Vous allez bien, mademoiselle? » que je m'interroge en la regardant s'enfoncer un peu plus dans le décor. Bien sûr qu'elle ne va pas, ou du moins quelque chose demeure louche dans son attitude. Je n'ose pas trop la perturber, et je décide de reprendre le chemin vers la tour de la poésie. Mais au même moment, son visage se retourne lui aussi, dans ma direction. Ces yeux... Ce regard... Ce visage... « Loin de moi l'idée de vous importuner, mais à qui ai-je l'honneur? » que je parviens à articuler, médusé par la personne qui se dresse devant moi. « Serait-il possible que nous ayons eu la chance de nous côtoyer dans le passé? Je suis Vyce Bozeck, poète du Consulat. » Je me suis identifié, sans même savoir à qui j'ai à faire. Est-ce insoucieux de ma part?
Elle ne répond pas. Je ne sais pas si elle est déconcertée, perturbée ou insultée. Je la toise encore un peu plus malgré elle, puis tout m'apparaît clair. Tout devient net. « Lina... » J'ai murmuré ces syllabes, mais ma voix s'est brisée par ma propre surprise. « Lina?! »
Parfois j'ai l'impression que je suis seul au monde, et que seule la compagnie de mon cistre sera éternelle. Je sais que c'est absurde de penser ainsi. Je sais aussi que c'est une vision assez pessimiste de mon existence, mais c'est ce que je ressens. La solitude ne me déplait pas en un sens, mais elle n'est pas ce dont j'ai toujours rêvée, avouons-le. Quand je repense à ce que j'ai été avant mon second souffle chez le Consulat, je me dis que j'ai peut-être emprunté un chemin qui n'était pas le bon, ou du moins pas celui que le destin avait choisi pour moi. Je ne suis qu'un héraut que depuis quelques jours, mais j'ai ce doute constant qui plane au-dessus de ma tête, comme un oiseau de malheur. Je suis peut-être le véritable fils d'Érato, je suis assurément un poète vigoureux, mais il manque quelque chose pour compléter ma passion; il manque une pièce au puzzle, cette pièce qui avait réussi à me combler à la Cour des miracles : des gens sur qui compter.
Des gens sur qui compter... Je pourrais en trouver à profusion dans l'une des tours du Consulat, ou encore dans les rues mystiques des Jardins Radieux. Mais j'ai l'impression de n'être plus capable de tisser des liens et de forger des relations avec des gens. Quand je me mets à m'intéresser à quelqu'un, j'ai toujours ce tsunami de nostalgie qui me submerge et qui me pousse à comparer ce quidam aux gens que j'ai naguère côtoyés dans les entrailles de Paris. Et je me rends alors compte qu'ils ne pourront en rien égaler ce que je vivais autrefois. Quelquefois je me dis que je devrais abandonner derrière moi les hérauts et retourner à la Cour des miracles. Mais d'autre fois je me dis que j'ai évolué et que si je suis rendu ici, c'est parce que la vie en a voulu ainsi. Par dieu... Je divague. Il est absurde de m'imposer une telle tirade.
Alors je prends mon cistre, et je joue. C'est ce que je fais quand je suis perdu, égaré quelque part dans les méandres de la titubation. Je gratte jusqu'à en avoir les doigts embrasés, jusqu'à n'en plus sentir la présence de mes propres mains. Je gratte jusqu'à ce que je sois parvenu à oublier ce qui doit être oublié. Et alors je me mets à chantonner des paroles, à réciter des psaumes que j'improvise sur ma propre épopée et sur celles des autres. Plus je m'engouffre dans cette transe artistique, plus j'ai l'impression de me sentir vivant, vif, vivifié. Mes palpitations cardiaques atteignent des zéniths jamais atteints auparavant. Je vis. Je vis enfin... Je ne suis plus mélancolique. Je ne suis plus nostalgique. Je ne fais qu'une grande entité avec l'art que je découvre. Et je fuis mes dilemmes, mes problèmes, car c'est la seule solution que j'ai trouvée jusqu'à présent pour me sentir allègre et comblé. C'est absurde...
Je cesse de jouer drastiquement, arrêtant d'un doigté gracieux les vibrations des cordes de ma guitare. Je me sens mieux. Ma respiration reprend tranquillement un cours normal, mon cœur s'apaise adagio, ma peau se refroidit un peu. Par opposition, une succession de frissons intenses viennent me parcourir l'échine et me faire frémir imperceptiblement. Mes joues sont probablement aussi écarlates que le sang qui flue dans mes veines, mais je me sens bien, et c'est tout ce qui compte. Alors je rouvre mes yeux et je suis tout de suite aveuglé par les lueurs du soleil. Je baisse le regard. Les sables du temps s'écoulent beaucoup trop rapidement... Je dois retourner auprès du maître des arts pour honorer la poésie de ma douce muse.
Je fais disparaître mon cistre dans une constellation d'éclats et je me relève. Mes jambes sont curieusement engourdies, mais j'avance quand même vers les quartiers généraux du Consulat, claudiquant grossièrement. Si la Cité des Rêves me manque atrocement, je ne peux démentir le fait que les Jardins Radieux sont tout simplement fastueux. Ce calme, ces panoramas à couper le souffle, cette ambiance placide qui vient m'étreindre chaleureusement quand je me sens mélancolique. Et au travers les beautés de cet univers, je continue de cheminer, considérant l'horizon pour l'énième fois; pourtant, je ne me lasse pas de tous ces décors. À chaque fois que je déambule dans les profondeurs de cette banlieue paisible, j'apprends à apprécier un peu plus ce qui m'entoure. Je suis si aspiré par la poésie des lieux que j'en oublie clairement les problèmes qui m'assaillaient quelques minutes plus tôt. Décidément, la poésie, littéralement et au sens figuré, réussit à me charmer à toutes les fois.
J'aperçois au loin une silhouette svelte, l'ombre d'une femme à la chevelure aussi noire que l'obsidienne. Plus je m'avance, plus je sens que je reconnais ce regard profond. Peut-être l'ai-je déjà croisé dans les couloirs des quartiers généraux, ou encore dans l'une des rues de ce dédale, je n'en sais rien. Je marche encore un peu, nous arrivons presque à nous croiser. Je la salue avec une courtoisie qui me surprend moi-même, mais je perpétue mon chemin. Après tout, je ne voudrais importuner une demoiselle dans son train-train quotidien. Je lui demanderai si nous nous connaissons plus tard, dans une potentielle éventualité. Pour l'instant, ce n'est pas tellement crucial.
Mais vous savez cette sensation qui s'éprend de votre âme lorsque vous passez à côté de quelque chose qui aurait pu être important? C'est ce que je ressens à ce moment bien précis. Alors qu'elle disparaît promptement de mon champ de vision, je fais un demi-tour sur moi-même. Je la vois partir dans une direction opposée, mais elle accélère le pas comme si elle voulait fuir quelque chose, quelqu'un ou une situation. Elle marche de plus en plus prestement, elle court presque. A-t-elle besoin d'aide? Probablement pas, mais mon instinct me pousse à la suivre, aussi incivil cela peut-il paraître. Je m'avance donc dans cette même direction, plus ou moins vite. Je l'observe s'estomper dans la noirceur d'un tunnel, que je pénètre quelques secondes plus tard. Lorsque je traverse la pénombre, je fais face à un jardin majestueux encerclant la magnificence d'une fontaine aussi immense que merveilleuse... Si merveilleuse que j'en perds presque la raison de ma venue ici.
Je tente de dévier le regard : je la vois eu pied de l'escalier, elle semble chanceler. « Vous allez bien, mademoiselle? » que je m'interroge en la regardant s'enfoncer un peu plus dans le décor. Bien sûr qu'elle ne va pas, ou du moins quelque chose demeure louche dans son attitude. Je n'ose pas trop la perturber, et je décide de reprendre le chemin vers la tour de la poésie. Mais au même moment, son visage se retourne lui aussi, dans ma direction. Ces yeux... Ce regard... Ce visage... « Loin de moi l'idée de vous importuner, mais à qui ai-je l'honneur? » que je parviens à articuler, médusé par la personne qui se dresse devant moi. « Serait-il possible que nous ayons eu la chance de nous côtoyer dans le passé? Je suis Vyce Bozeck, poète du Consulat. » Je me suis identifié, sans même savoir à qui j'ai à faire. Est-ce insoucieux de ma part?
Elle ne répond pas. Je ne sais pas si elle est déconcertée, perturbée ou insultée. Je la toise encore un peu plus malgré elle, puis tout m'apparaît clair. Tout devient net. « Lina... » J'ai murmuré ces syllabes, mais ma voix s'est brisée par ma propre surprise. « Lina?! »