Accoudée sur le rebord de la fenêtre, Mila fumait une cigarette dans sa chambre. Sa dernière mission n'avait pas été de tout repos et elle considérait avoir échoué. Elle n'avait résolu aucun mystère, elle n'avait pas su être à la hauteur des attentes du Consulat. La jeune femme avait donc décidé de prendre le temps de se reclure un moment, afin de réfléchir. Ces derniers temps, elle avait été ballotée de monde en monde, d'échecs en échecs. Ce n'était pas l'exact reflet de la réalité, mais elle le ressentait ainsi. Comment lui en vouloir ? La passionnée venait de perdre vingt-sept ans de sa vie pour un homme qui l'avait trompée, qui lui avait menti. Cette trahison la dévorait de l'intérieur. Elle se haïssait de s'être laissée emportée ainsi, pour un homme, pour une amourette. Comment avait-elle pu se laisser aller à ce point ? Mila secoua la tête dans un mouvement de colère. Elle qui se targuait d'être le héraut de l'amour, elle qui pensait pouvoir tout contrôler, elle qui se voyait comme la reine noire, la pièce maîtresse sur le plateau de jeu de la vie... Elle n'avait été qu'un pion, une simple marionnette dont les fils avaient été coupés. Mila, la passionnée, Mila, la séductrice. La jeune femme éclata de rire.

    « Assassine Mila, comment n'as-tu pu voir que la vie t'échappait ? Jolie fille au cœur fracturé par la vie, tu ne voulais donc voir que les plaisirs qu'elle avait à t'offrir en ignorant le danger, et te voilà maintenant la victime de ta passion. Les sourires factices n'étaient que complaisance, et la souffrance que tu croyais éviter te heurte de plein fouet. Perfide Mila, tu pensais mener le jeu, mais tu n'étais que l'exécutrice d'un joueur plus fort que toi. Risible Mila, toi qui voulait tout connaître de l'amour, te voilà récompensée par la peine et l'indifférence. Insipide Mila, tes masques et tes belles paroles n'ont pas suffit à protéger le mur de ton âme. »

    De douces larmes coulaient sur ses joues pâles. Les seules constantes dans la vie de la jeune femme avaient été Elinor et sa foi désespérée en l'amour. Sa tendre sœur disparue, il ne lui restait que l'amour. Mais Mila aimait l'idée de l'amour plus que l'amour lui-même, et c'est ce qui faisait d'elle une femme fatale, mais également une enfant fragile. Elle avait toujours vécu sur ses échecs, nourrissant d'autant plus sa passion pour les mécaniques du cœur à chacun de ses naufrages. Comme une tempête constante, elle se laissait voguer dans cette mer agitée d'émotions contradictoires. Célébrant ses victoires comme ses débâcles, elle avait toujours surmonté les épreuves qui lui étaient imposées. Mais Mila était lasse. Le poids de ses erreurs s'alourdissait de jour en jour, et comment une femme telle qu'elle pouvait renverser la tendance ? Comment un être incapable de se laisser aller à la douceur d'un amour simple pouvait-elle prétendre être l'image de cet art unique ?

    « Et si aimer est une chose si belle, si deux âmes qui se reconnaissent est censé être merveilleux, pourquoi ce goût amer ne me quitte-t-il pas ? Il existe en ce monde une force plus puissante que tout, et j'étais persuadée qu'il s'agissait d'amour, un amour absolu et inconditionnel qui régit toute existence... Était-ce des mensonges ? Était-ce un voile pour masquer une réalité monotone et froide ? »

    Elle plongea la tête dans ses mains, laissant le désespoir l'envahir. Mila songeait alors qu'elle avait peut-être perdu la foi en l'amour, et cette idée ramenait en elle le souvenir de sa vacuité, de ces années de vide émotionnel, où elle n'était qu'un pâle reflet de l'existence des autres. Elle songeait à la solitude, à la douleur, aux regrets, à toutes ces souffrances qu'elle avait enduré aux côtés d'Elinor. A Dieu, qu'elle avait trouvé pour ensuite le perdre. A la disparition de sa jumelle. A la trahison de Yuan, seul homme pour qui elle avait éprouvé des sentiments. Comment une chose censée être si belle, si désirable, si enviable pouvait-elle être si douloureuse, si décevante ? Était-ce ainsi pour chacun ? Est-ce que cela faisait partie du cycle ? Mila ouvrit les yeux à cette pensée. Serait-elle en train d'expérimenter un des tableaux de l'amour sans l'avoir même compris ? Se laissait-elle abattre quand devant elle s'éclairait un chemin nouveau ?

    « Et si le seul moyen était de se jeter à corps perdu dans cet océan de possibles ? » La passionnée s'écarta de la fenêtre et sécha ses larmes. Elle grimpa sur le rebord et se tint debout face à la ville, admirant les lumières qui s'éteignaient une à une. Du Sommet de l'Art, elle pouvait tout voir. Une sensation de liberté l'étreignit alors qu'une brise légère passait dans sa chevelure. Les yeux clos, elle laissait le vent caresser son visage, cette étreinte impalpable lui apportait une douce sérénité, un calme profond. Ses idées étaient plus claires. « Tout comme Dieu met à l'épreuve ses fidèles, l'amour teste ma dévotion. » Doucement, un sourire effaçait le masque de tristesse de son visage. « Et si l'art est une manifestation de l'amour, alors je montrerais au monde sa beauté. »

    Même si la souffrance continuait de dévorer son cœur, une lueur d'espoir se dessinait. Peut-être avait-elle mal interprété les signes, peut-être s'était-elle trompée. Une idée folle lui traversa l'esprit. Et si elle n'était pas faite pour être le héraut de l'amour ? Et si, au fond, elle était faite pour bien plus ? Mila n'avait jamais eu de rêve, elle n'avait jamais cherché à atteindre un but précis. Elle s'était toujours contentée de survivre. Il était temps pour elle de voir plus loin, de se donner les moyens d'obtenir ce qu'elle désirait au plus profond d'elle-même. Elle ne savait pas encore de quoi il s'agissait... Mais elle sentait qu'elle s'engageait sur la bonne voie.

    « L'amour est prodige ... Et j'en serais la voix. »

    Elle avait mis du temps pour le comprendre, mais cela s'imposait comme une évidence à présent. Qu'importe les souffrances et les déceptions quand on peut s'approcher de l'essence de la vie ? Car aux yeux de Mila, aimer, même s'il lui semblait y être étrangère, ne menait qu'à la création, un renouvellement vers quelque chose de plus beau encore. Car sans amour, le monde ne serait-il pas vide et dénué de charmes ?
    « Seul l'amour peut garder quelqu'un vivant. » Ses paupières s'ouvrirent sur la ville endormie, plongée dans les ténèbres de la nuit. Et pourtant, tout lui semblait si clair.

    « J'ai la Foi... »