La Contrée du Départ était extrêmement calme, désertée de ses habitants. Elle était apparue quelques mois plus tôt, effaçant le sinistre Manoir Oblivion pour devenir un lieu de résurrection, un endroit où la lumière serait propice à briller de nouveau un jour. Mais pour l'instant, il n'y avait pas âme qui vive aux alentours du Château. Peut-être les forêts et montagnes qui le bordaient recelaient-elles d'une faune capable d'amener à ce monde un semblant de vie, mais peu de gens s'aventuraient vers le grand manoir, si bien qu'il aurait pu concurrencer le plus paisible des cimetières. La matinée était morte pour laisser sa place à une après-midi naissante, le soleil brillait très haut dans le ciel sans toutefois insuffler à ces terres l'étincelle qui aurait pu le rendre vivant. Le vent, léger et mutin, était le seul invité à ce spectacle ennuyeux de vide contemplatif. Mais cette absence d'activité ne semblait vouloir durer, car surgissant du néant, deux silhouettes firent leur apparition, emmenées ici comme par magie.

La première d'entre elles semblait intriguée, tournant sa tête de gauche à droite et découvrant avec un regard écarquillé ce nouveau paysage. La seconde pour sa part restait de marbre, insensible à tout ce qui l'entourait. Il s'agissait de deux femmes que tout semblait opposer, tant par leur physique que par leur attitude. La première était vêtue de frusques, de vêtements rapiécés qui avaient toutefois dû être élégants dans une autre vie. Elle portait un bandeau sur son front, et des boucles d'oreilles. A sa ceinture de cuir pendait un sabre presque rouillé. Son visage jeune paraissait étiré, vidé, trop âgé pour elle... A son contraire, l'autre femme qui l'accompagnait avait un visage qui paraissait plus jeune qu'il ne l'était en réalité. Et drapée dans une longue robe rouge, ses cheveux grisonnants coiffés en deux cornes originales, elle était indéniablement plus élégante. La première avait pour nom Elvira, et était une pirate, la seconde se faisait appeler Ultimecia et était une Sorcière. Par quelle malice du destin s'étaient-elles retrouvées ensemble ? Le destin n'avait aucune place là dedans, seuls les plans fous d'une Songe étaient responsables.

Elvira avait tout perdu. Le navire sur lequel elle travaillait, ses camarades, sa fierté et son argent. Tout cela lui avait été retiré après que le Kraken, cette créature légendaire redoutable, n'ait attaqué son bâtiment. Elle était la seule rescapée, la seule à savoir ce qui s'était passé... Mais personne n'avait accordé d'intérêt à son histoire. Des pirates avaient disparus, qui s'en souciaient ? Une folle, probablement traumatisée par un naufrage, racontait des histoires à dormir debout sur un monstre marin, et puis ? Elvira s'était retrouvée sans rien, aucun pirate ne la voudrait dans son équipage, persuadé qu'elle avait perdu la raison. Elle avait donc erré au travers de la vie pendant quelques mois, fréquentant les plus basses personnalités de la ville de Port Royal. Elle avait sombré dans l'alcool et n'était plus qu'une demi-personne. Elvira ne croyait plus en rien, et certainement pas en l'espoir de voir sa vie changer un jour. Cependant... Cependant, une rencontre lui fit entrevoir la lumière. Un beau jour, une vielle femme s'était présentée à elle sous le nom d'Artemisia. Une vieille femme qui la croyait... Elle lui proposait de l'aider à retrouver sa gloire passée si elle acceptait de la suivre. Pour Elvira, c'était une occasion trop belle, et elle n'avait de toute façons rien à perdre... Alors, elle avait accordé sa confiance à cette femme, ce qu'elle n'avait pas fait depuis bien longtemps, et elle l'avait suivie, inconsciente de tomber dans un piège... Car cette rencontre n'était pas dû au hasard. Suite à son pacte avec Davy Jones, la Songe était temporairement la maîtresse du Kraken, et par analogie la responsable du massacre des amis de la jeune pirate. Elle savait pertinemment que cette femme avait survécu, et avait décidé de la laisser vivre pour répandre la rumeur qui plongerait les habitants de Port Royal dans l'effroi... Mais maintenant que c'était chose faite, elle comptait bien s'en servir pour un autre projet.

Elles s'étaient donc toutes deux rendues à la Contrée du Départ, et Elvira semblait à la fois curieuse et émerveillée. Sans aucun doute, c'était la première fois qu'elle découvrait un monde autre que le sien. Quant à Ultimecia, elle se contentait de l'observer évoluer. Cet endroit ne l'intéressait pas, même s'il s'agissait de sa première visite en ce lieu... Elle ne le voyait que comme le décor de la tragédie qui allait s'y dérouler. Le projet qu'elle souhaitait mettre en œuvre n'avait rien d'ambitieux. Mais comme la plupart de ses actions, ou bien de celles de ses camarades, elle ne trouverait une utilité que sur le long terme. La patience et la mise en scène étaient certainement les deux armes les plus redoutables dont ils disposaient... Et alors qu'elle réfléchissait une dernière fois à la manière dont elle allait s'y prendre, la jeune pirate se retourna vers elle. Elvira avait les sourcils froncés, et paraissait confuse, comme si quelque chose lui échappait.

« Vous m'aviez dit que venir ici m'aiderait, mais je ne comprends pas... »

Les lèvres de la Sorcière s'étirèrent dans un sourire, et elle poussa un léger ricanement en fermant les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, ce fut pour dévisager son interlocutrice, un éclat de folie brillant au fond de ses iris d'ambre. Elle lui répondit d'une voix claire qui résonna légèrement dans le vide de la Contrée du Départ...

« Non ma chère, je vous ais simplement dit que je vous mènerais à votre destinée... »

Une lueur d'inquiétude passa dans le regard d'Elvira, mais avant qu'elle n'ait pu faire le moindre geste, la Songe avait levé le bras pour lui lancer un sortilège et elle se trouva complètement immobilisée, stoppée par le temps. Ultimecia s'approcha d'elle à pas lents, et même si les yeux de la jeune pirate ne pouvaient bouger, on pouvait y lire toute l'horreur qu'elle devait ressentir. Il était temps de s'attaquer aux choses sérieuses... Avec un geste délicat, la Sorcière posa l'une de ses mains sur la garde du sabre d'Elvira, et l'ôta de sa ceinture avec un « Permettez. » de circonstance. Elle n'allait pas la tuer... Du moins, pas tout de suite. Ultimecia se saisit alors du poignet de la jeune femme et le tira vers elle, laissant apparaître un bras découvert. Méthodiquement, elle y fit plusieurs entailles destinée à lui offrir un sang dont elle allait avoir une grande utilité. Elle y trempa par la suite plusieurs de ses doigts, puis s'éloigna un bref instant. Elvira n'avait aucune idée de ce qu'elle pouvait bien faire, et était tout bonnement terrifiée. Immobilisée comme elle l'était, elle ne pouvait rien faire malgré son envie de prendre ses jambes à son cou.

Enfin, la songe reparut devant elle, ayant accompli ce qu'elle souhaitait faire. Il ne restait plus qu'un seul détail à régler... Elle aurait pu la tuer simplement et offrir aux prochains voyageurs un spectacle sanglant, mais cela se révélerait finalement tellement peu original. Il allait falloir faire preuve d'un peu plus de créativité pour que ce monde ait une décoration à son image. Elle se concentra alors pour utiliser l'un de ses pouvoirs... Grâce à sa maîtrise du temps, elle pouvait à loisir le ralentir, l'accélérer, en faire son jouet. Si cela se montrait efficace au cours des batailles, elle envisageait pour l'heure une nouvelle utilisation qui allait lui demander énormément de ressources. Ultimecia posa la paume de sa main sur le front d'Elvira, et déchaina sa puissance... Elle parvenait ainsi à contrôler le temps qui passait, mais uniquement pour une personne... Et elle décida de l'accélérer...

En quelques secondes, son visage s'était creusé et ridé... En une minute, ses cheveux s'étaient blanchis... La Songe la regardait vieillir aussi rapidement avec un sourire malsain... Puis, sa peau pourrit, et en très peu de temps il ne resta plus qu'un squelette... La Sorcière relâcha son emprise et les ossements tombèrent au sol tandis que le vent dispersait un nuage de poussière. Elle se retira alors, ne laissant à la Contrée du Départ qu'un cadavre, illustration parfaite de la mort en ce monde, et un message, grossièrement écrit sur le mur en lettres de sang.

La Coalition Noire régnera.