Edward Doyle était un homme banal. Il n'était pas un héros, et encore moins une figure célèbre. Il n'avait pas de réputation, il n'était qu'un homme parmi tant d'autres. Du haut de ses 59 ans, il pouvait juger de la qualité ou non de sa vie... Il avait été médecin, autrefois. Mais ne disposant d'aucun génie particulier dans la matière, il avait exercé de manière générale jusqu'à ses 50 ans. Peu de temps après son 54ème anniversaire, sa femme mourut dans un accident idiot, le laissant seul... Ses deux enfants avaient quittés le domicile familiale depuis des années, et s'ils venaient parfois lui rendre visite, cela devenait de plus en plus rare. Lorsque le Consulat était arrivé en ville, il était des nombreuses personnes y voyant un renouveau du Jardin Radieux et de sa beauté d'antan. Car il avait connu son âge d'or, sous le règne d'Ansem le sage. Il avait aussi connu les ténèbres, mais à cette époque il avait fui vers la Ville de Traverse comme bon nombre de ses concitoyens. Malgré ces quelques années obscures, il n'avait pour ainsi dire jamais quitté son monde natal. Aujourd'hui, il n'était donc qu'un homme sans histoire... On pouvait le croiser parfois, dans les ruelles, lors de ses promenades quotidiennes. Il était reconnaissable par son embonpoint prononcé, ses cheveux blancs constamment coiffés en arrière et la courte barbe qu'il arborait. Les gens ne murmuraient pas sur son passage, car jamais il n'avait eu l'occasion et le courage de s'illustrer dans quelques faits notables. Ainsi, rien n'aurait pu le préparer à l'horreur qu'il allait vivre...

Ce jour là, Edward Doyle s'était rendu à la plus grande église de la ville. Malgré ses études scientifiques, il avait toujours accordé une grande place à la foi dans sa vie, et aimait trouver en Dieu un repère face aux choses de ce monde qu'il ne comprenait pas, ou qu'il redoutait. Ce jour là, il s'y était rendu pour de bien sinistres raisons. La peur régnait sur le Jardin Radieux, de nombreux meurtres atroces avaient été commis. Des victimes avaient été retrouvées décapitées, ça et là, et ayant lu le rapport dans les journaux, sa légère expérience en chirurgie lui indiquait que le meurtrier avait dû faire preuve d'une barbarie sans nom. C'était donc la crainte qui le poussait à venir se recueillir... Il vivait seul, et était donc une proie de choix si ce tueur en série se décidait à frapper encore... Il venait donc implorer le Seigneur de sa clémence, et prier pour son âme. Lorsqu'il entra dans l'église, un sentiment confus l'envahit... Un courant d'air froid passait, mais les portes étaient fermées. Sur l'autel qu'il voyait au loin, on avait retiré tout les ornements... Il fut mal à l'aise face à cette vision, car en ce lieu sinistre, rien n'indiquait la présence divine. Les cierges étaient éteints, et cela ne faisait que renforcer l'aspect sombre de cet endroit, car le peu de lumière du soir qui filtrait à travers les vitraux ne parvenait pas à dégager une ambiance chaleureuse. Un frisson lui parcourut l'échine, mais il s'installa tout de même sur l'un des bancs et commença à prier. Le temps passa, mais il ne s'en rendit pas compte, il était trop absorbé par sa méditation céleste. Il en fut tiré lorsqu'une voix s'adressa à lui.

« Fuyez. »

Edward sursauta! Le silence était maître pour l'instant, et il n'avait entendu personne s'approcher. Remis de son émotion, son regard se porta vers la personne qui s'était adressée à lui. Il s'agissait d'une nonne, tout de noir vêtue comme le voulait la tradition. L'obscurité ne lui permettait pas de distinguer ses traits, mais elle lui semblait âgée, et il aurait juré que ses yeux avaient brillé d'une lueur jaune pendant un instant. Ne comprenant pas où elle voulait en venir, il bafouilla quelques mots.

« Que voulez-vous di... »

« Taisez-vous! » La voix avait été autoritaire et sifflante, mais désormais elle lui chuchotait. « Ils savent que nous sommes là, ils nous observent... Un mal insidieux se cache sous l'église mon fils, les démons sortent à la nuit tombée et je les entends, encore et encore, sans trouver le repos. Nous sommes condamnés... »

Cette perspective le fit frissonner, sans qu'il ne sache véritablement pourquoi. Peut-être était-ce dû au ton paniqué de la sœur dans lequel il semblait déceler les prémices de la folie... Edward se leva du banc pour lui faire face et lui dit d'un air confus.

« Je ne comprends pas où vous voulez en venir. »

Elle eut un air navré avant de lui répondre dramatiquement.

« Puisse votre foi vous sauver, car c'est tout ce qu'il vous reste... »

Sur ces mots, elle avait passée la paume de sa main droite sur sa joue. Edward frémit à ce contact, car elle lui semblait aussi froide que celle d'un mort... Et en un instant, sa vision se troubla. Il y eut comme un flash, et des images se gravèrent dans son esprit, des images horribles, terrifiantes du Jardin Radieux dévasté... Ces visions étaient si fortes qu'il eut l'impression de les voir apparaître devant lui, imprimées sur sa rétine, et cela l'effraya. Lorsque l'église réapparut, la nonne n'était plus là. Il lui semblait qu'à la place régnait un brouillard diffus, ainsi qu'une présence mystérieuse qu'il n'aurait su expliquer... A cet instant, il avait peur... Il redoutait qu'en effet, un mal inconnu ait pris possession de ce lieu de culte, balayant le Dieu qu'il vénérait. Et alors qu'il y réfléchissait, il entendit un claquement de porte et se retourna brusquement. Personne... Il aurait pourtant juré... Tâchant de rassembler son courage, Edward s'avança vers le fond de la pièce, vers la porte qui menait à la sacristie... Derrière les colonnes, il croyait apercevoir parfois des ombres furtives, mais rien n'apparaissait jamais à sa vue.

Lorsqu'il poussa la porte grinçante qui menait à la sacristie, un nouveau courant d'air froid le fouetta, engourdissant ses membres. En tremblant, il pénétra dans la petite pièce, et eut la surprise de constater qu'elle était vide... Aucun objet de culte, pas de croix ni d'eau bénite. Mais quelle était donc la religion pratiquée ici ? Edward était déterminé à percer cet obscur mystère, car quelque chose ne tournait décidément pas rond en ces lieux. Il y avait une tapisserie accrochée au mur du fond. Un véritable travail d'orfèvre, mais le motif qu'elle représentait était pour le moins hideux. Il s'agissait d'un arbre qui avait perdu toutes ses feuilles, et sur l'une de ses branches on pouvait voir un pendu qui gardait les yeux ouverts et paraissait fixer le spectateur. Cela lui arracha un nouveau frisson, car son expression n'avait rien d'humaine... Dans un élan d'ingéniosité, il repoussa la tapisserie et constata qu'une échelle se trouvait derrière, descendant dans les profondeurs sous l'église, comme le lui avait dit la nonne. Était-ce là la source du mal ? Il devait le savoir, il devait comprendre... Aussi se précipita-t-il au fin fond des ténèbres...

Plus bas, il se trouva dans un long tunnel qui avait quelque chose de médiéval. Sur les murs, des torches reposaient, et il se saisit d'une d'entre elles pour éclairer son chemin... La peur au ventre, il s'avança, presque replié sur lui même. Il lui semblait au loin entendre des chants ainsi que des roulements de tambours, et se demandait quelle hérésie se déroulait sous l'église qu'il avait tant fréquenté. A la fin du tunnel, il y avait une porte en bois... Il la tira doucement... Et fut agressé par une nuée de chauve-souris prisonnières qui percutèrent son visage! Poussant un cri, Edward tomba à la renverse et se débattit comme il le pouvait. Mais quelques secondes plus tard, il réalisa qu'il frappait le vide, car il n'y avait plus trace d'aucun de ces vampires. Sa respiration haletante, son cœur cognant très fort dans sa poitrine, il se releva en se demandant si sa peur ne commençait pas lui jouer quelques tours. Il passa finalement la porte et se retrouva face à une nouvelle échelle qu'il emprunta une fois encore. Le décor ne changeait absolument pas, le même tunnel se trouvait en dessous, mais cette fois l'air était plus chaud, presque étouffant. La nouvelle porte qui se dressait devant lui était plus richement décorée, et il avait le pressentiment qu'un grand mal se trouvait derrière... Les sons de chœurs résonnaient maintenant, et malgré sa panique il entra dans la nouvelle pièce...

Ce qu'il y vit lui glaça le sang... Il était dissimulé, car à sa droite et à sa gauche des escaliers descendaient plus bas où se déroulait la cérémonie à laquelle il assistait. Et c'était bel et bien cette cérémonie qui l'emplissait d'effroi. De nombreux hommes et femmes étaient présents, chantant au rythme des tambours dans une langue qui lui était inconnue. Sur les murs étaient gravés des symboles qu'il n'avait jamais vu, et sur l'autel... Oui, sur l'autel... Il y avait une femme éventrée, baignant dans une mare de sang. Il retint une envie de vomir face à ce massacre, il s'agissait certainement de la pire chose qu'il ait jamais vue de toute sa vie! Et alors qu'il reprenait ses esprits, la vue du maître de cérémonie l'ébranla de nouveau. Car le visage de cet homme lui était familier... Il s'agissait certainement de la figure la plus populaire de toute la ville... Derrière l'autel se tenait Genesis Rhapsodos, un couteau de sacrifice à la main et chantant avec ses fidèles pour honorer la messe noire qu'ils pratiquaient. Ce fut plus que ce que son esprit ne put supporter, aussi rebroussa-t-il chemin, priant pour son âme en courant.

Il n'était pas encore revenu dans l'église quand des démons surgirent des murs, des abominables démons qui lui offraient un regard avide de chair et de sang. Il poussa un hurlement strident lorsqu'ils bondirent dans sa direction... Avant de s'évanouir comme s'ils n'avaient jamais été présents. Edward se laissa tomber contre un des murs, son cœur battant à un rythme effréné. Il avait la preuve désormais que la ville était maudite, rongée par les ténèbres, et les meurtres devaient certainement être un autre de leurs sacrifices! Essayant de raisonner en homme de science qu'il était, Edward comprit qu'il en savait trop, et qu'il serait probablement le suivant à disparaître. C'est pourquoi il sortit un carnet de sa poche et y griffonna d'une écriture difficilement lisibles des phrases incohérentes faisant mention de complots, de culte païen et du Consulat. Il devait transmettre ce message avant qu'il ne soit trop tard... Marchant désormais avec prudence, il remonta la dernière échelle et se retrouva dans l'église. Des chuchotements impies le suivaient, et il lui tardait de quitter ce lieu maudit. Parvenu à l'extérieur, Edward inspira une longue goulée d'air frais, profitant de ce qu'il pensait être un instant de répit.

Le lendemain matin, son corps gisait devant l'église, sur le dos, une croix d'or plantée dans son ventre. Tout autour de lui, avec son propre sang, avait été tracé un pentacle, et il tenait fermement à la main la feuille des quelques notes qu'il avait pris pendant la nuit...