Sous l'œil de la nuit.

Sous l'œil
de la nuit.

Auron avait un dent contre la Bête, c'en était assuré maintenant. Après l'avoir humiliée en l'envoyant dans le coffre à jouets d'Andy, voilà que le remplaçant de Judith lui attribuait une autre mission où une métamorphose physique était imminente. De plus, la Bête était réticente face à l'idée d'accéder à la Ville d'Halloween. Alors que certains de ses collègues n'hésitaient pas à vanter sans cesse le plaisir qu'on pouvait voir dans ce monde, elle titubait intérieurement : elle abhorrait au plus haut point les transformations d'apparence. À toutes les fois qu'elle était dans l'obligation de le faire, des souvenirs cauchemardesques revenaient incessamment à son esprit. Elle se remémorait le visage hideux de la mendiante à la rose ensorcelée, puis pouvait clairement voir l'instant où sa résidence avait été enchantée et par dessus-tout, le moment où son regard croisa le reflet d'un miroir. Ses cheveux dorés et placés à la perfection s'étaient noircies et devinrent prédominants sur tout son corps; sa musculature qu'il avait pris tant d'années à former s'était dissipés pour laisser place à une structure physique imposante et à des épaules basses; ses traits faciaux d'ange - en opposition avec sa personnalité égocentrique - s'étaient eux aussi atténués pour laisser à présent transparaître le visage d'une bête de cirque. Même si tout cela datait de déjà plusieurs années, ces souvenirs continuaient de hanter ses pensées, chassant ainsi tout le bonheur et la joie de vivre qu'elle aurait pu ressentir en omettant cette malheureuse histoire...

Quoi qu'il en soit, la Bête se rendit dès qu'elle le put à destination, épaules rabaissées et tête basse, ne levant les yeux que quelquefois pour être à l'affût des dangers. Le trajet cette fois-ci sembla durer des siècles, mais elle parvint tout de même à y arriver quelques heures à peine plus tard. Alors que l'anxiété s'était emparé d'elle lorsqu'elle était sur le point d'accéder au coffre à jouets, elle ressentait à présent de la mélancolie, une nostalgie profonde. Mais elle devait chasser toutes ces émotions pour l'instant, car elle devait à tout prix se concentrer sur cette mission. Dans un élan de désespoir, elle se précipita dans le portail qui menait vers la Ville d'Halloween, là où l'effroyable créature effarouchait les passants.

La Bête avait finalement traversé le seuil du monde des cauchemars et des mythes affreux, mais elle avait pris la décision entretemps de ne pas observer à quoi elle pouvait bien ressembler. Elle était peut-être aussi abominable qu'une bête de cirque, peut-être aussi terrifiante qu'un loup-garou, ou encore aussi horrible qu'un sans-cœur. Tout ce qu'elle savait sur son apparence, c'est qu'elle était revêtue d'une uniforme beige et qu'elle se sentait plus légère, comme si on lui avait attribué des ailes. Néanmoins, elle tentait fortement de ne plus y penser, pour éviter d'être confronté à un autre choc émotionnel. Elle se dirigea donc vers la cité d'Halloween, à la recherche d'informations sur ladite créature. Pendant tout le trajet, elle avait l'impression d'être suivie, d'être observée, d'être continuellement épiée du regard.

Lorsqu'il déboucha dans le quartier résidentiel et commercial, sa stupéfaction fut telle qu'un grognement apeuré s'échappa de ses cordes vocales. Devant lui se dressaient à présent toute une panoplie d'êtres aussi épouvantables les uns que les autres. On pouvait distinguer plusieurs loups-garous affamés par-ci, et des sorcières au nez crochu et au chapeau pointu par là. Au nord, des vampires chantaient et dansaient de façon endiablée, alors qu'à l'ouest on pouvait clairement voir des citrouille sur deux pattes chercher leur chemin. Lorsque la Bête balaya du regard la fenêtre d'une petite résidence des lieux, elle remarqua la présence de petits bonshommes, tête sous le bras, épaule par dessus tête. Bouleversée par ce changement radical, elle se fraya un chemin dans ce dédale effroyable, à observer avec dégoût tous les êtres qu'elle put rencontrer. Un frisson lui parcourait parfois le dos. Des frissons d'angoisse, certes, mais d'empathie.

Plus elle avançait vers le cimetière, plus elle avait l'impression d'être continuellement observée par les habitants de la Ville d'Halloween. Quoi qu'il en soit, plus les secondes s'écoulèrent, plus elle sembla rencontrer des gens de plus en plus singuliers. Quelquefois, la Bête voulait interloquer certains d'entre eux, mais quelque chose en elle lui empêchait de leur parler. Peut-être était-ce à cause de sa potentielle apparence? Quoi qu'il en soit, elle continua son maraudage dans la ville lorsqu'elle perçut un hurlement de femme et une odeur de cadavres en décomposition. Elle tenta tout d'abord de chercher la provenance du son, mais elle s'y résigna rapidement en pensant qu'il serait plus facile pour elle d'y aller avec l'odeur. Son flair animal lui permettait en effet de sentir plus profondément, de pouvoir percevoir des effluves que peu sont dans la capacité de prendre en compte. En deux temps et trois mouvements, elle discerna sans grandes difficultés une immense silhouette qui semblait ravager tout sur son passage. La Bête venait de trouver son homme... Enfin, la chose qu'elle devait détruire.

Sans plus attendre, elle se hâta vers le cadavre ambulant, à une vitesse modérée. Quelques secondes plus tard à peine, elle se retrouvait déjà aux côtés du mort-vivant, qui mesurait plus de trois mètres de haut, ce qui impressionna longuement la Bête. Il était effroyablement affreux : Partout sur son corps, il y avait des bras, des têtes, des jambes, des pieds, et même des yeux superflus. Perturbée, la Bête dernière analysa un instant la situation, et sauta dans la gueule du loup, en priant pour sa vie. Elle grimpa tout d'abord sur ce qui semblait être le dos de son ennemi - un dos recouvert de cadavres humains -, sans être aperçue par qui que ce soit. La première étape accomplie, elle voulut escalader l'amas de cadavre pour le frapper directement à la fête, mais elle fut aussitôt projetée à plusieurs mètres dans les airs, pour ainsi retomber entre deux pierres tombales. À sa droite, elle ne put empêcher un sursaut lorsqu'elle distingua la présence d'un vampire inerte, baignant dans sa propre marre de sang. Ironie vampiresque.

L'amas de cadavres, alerté par la présence de la Bête, hurla de toutes ses forces, en furie. Le mort-vivant accourut près de son ennemie et l'écrasa violemment sur le sol, comme on piétine un vulgaire pantin. La Bête fut ensuite empoignée brusquement et balancée d'un côté et de l'autre, puis envoyée farouchement au plancher. Le choc fut si intense que, malgré les grommellements répétés de la créature de 3 mètres, on eut quand même entendu le bruit effroyable du craquements des os de la Bête, qui grogna de douleur. L'adrénaline et la chance étaient certainement de son côté, puis qu'elle put tout de même se relever - difficilement certes -, mais elle y parvint. Elle réentama le combat en sprintant vers son rival.

La Prince Adam étreignit - au sens figuré, évidemment -, la jambe « principale » de l'amas de cadavres et tira de toutes ses forces. Comme prévu, le mort-vivant colossal chuta sur le sol, brisant par le fait-même une dizaine de pierres tombales qui avaient eu le malheur d'être installées à cet endroit. Malheureusement, la tactique ne fonctionna pas bien longtemps car à peine quinze secondes plus tard, l'effroyable tas de membres était déjà sur pied, prêt à combattre n'importe qui. D'un coup de pied sauvage, la Bête fut de nouveau envoyée vers la voûte céleste pour retomber dans une petite agglomération d'eau un peu plus loin. Le liquide brunâtre amortit un peu sa chute, certes, mais elle souffrait tout de même.

Au loin, elle put voir de minuscules sorcières hurler, comme si elles venaient de trouver quelque chose. La Bête, esquivant les coups de l'amas de cadavres, se précipita aux côtés des ensorceleuses, comme si son ennemi n'existait même plus. Dès qu'elle arriva à destination, elle esquissa un rictus satisfait et retourna aux côtés du mort-vivant de 3 mètres. Aussitôt, le Prince Adam se mit à grogner de toutes ses forces, ce qui fit perdre l'équilibre de son opposant. Elle profita de cette position défavorable pour lui asséner plusieurs coups, ce qui faisait grandement reculer son adversaire, qui ne semblait pas particulièrement souffrir. Ce petit jeu dura quelques minutes, où jusqu'à ce que le tas de zombies se retrouve juste devant une énorme fosse. En effet, les sorcières avaient trouvé un moyen d'assister la Bête dans son triomphe.

Dans un souffle d'espoir et de joie, la Bête propulsa son ennemi dans les airs d'un coup de poing puissant, le martela quelques secondes en combat aérien puis donna le coup de grâce : De toutes ses forces, de toutes ses émotions, de tous ses souvenirs et de toute sa colère, elle asséna au cadavre ambulant un coup de pied décisif, qui fut projeté durement dans la fosse. L'impact ayant été plutôt violent, le mort-vivant gigantesque resta étendu sur le sol quelques instants, fort assommé par ce qui venait de se passer. Aussitôt, à la plus grande surprise de la Bête, une bonne partie de la population se tenait devant la fosse, pioches et pelles à la main. Tous ensemble, ils se mirent à enterrer « vivant » l'amas de cadavres, qui ne put se relever à temps. Alors que la Bête avait cru que les habitants de la Ville d'Halloween étaient des individus mornes, individualistes, barbares et ô combien égoïstes, ce qui venait de se dérouler devant ses yeux la bouleversa. Préjugés, quand tu nous tiens...

Quelques minutes plus tard, elle remercia solennellement ceux qui l'avaient aidé et se dirigea vers la sortie de ce monde, ayant la satisfaction d'avoir accompli une nouvelle mission pour les mercenaires. Son objectif était de plus en plus près, de plus en plus accessible. La Bête se voyait déjà aux côtés de Belle, à vivre paisiblement dans son château, ayant éradiqué toutes traces de la Coalition Noire des environs. Mais encore une fois, il fallait réellement qu'elle concentre toute son énergie sur sa vie actuelle, et non celle qu'elle aurait pu avoir ou celle qu'elle aura éventuellement. Elle franchit donc le seuil de la Ville d'Halloween en toute hâte, espérant ne plus avoir à venir ici. Certes, les habitants étaient des êtres probablement chaleureux, mais l'ambiance ne lui plaisait pas du tout, et surtout la fameux déguisement...

Ah oui, et à propos de la métamorphose de la Bête. Elle ne s'était pas transformée en créature encore plus hideuse et dégoûtante à regarder. Non, loin de là.

Elle s'était mutée en Prince Adam, son ancien apparence physique. Curieux, n'est-ce pas? Probablement, mais fort compréhensible. Le Prince Adam avait beau être en soi un homme magnifique, riche et aux cheveux encore plus doux que la soie, mais il était affreux intérieurement. Encore plus effroyables que l'aspect général des singuliers personnages de la Ville d'Halloween.

Le Prince Adam... qui l'aurait cru?